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Kenya

L’insaisissable «piste somalienne»

Quatre jours après le double attentat de Mombasa, les soupçons se portent de nouveau sur Al-Qaïda et des mouvements islamistes somaliens. Alors que la police kenyane confirme qu’elle ne dispose d’aucun lien formel entre le réseau terroriste de Ben Laden et les attentats anti-israéliens, et s’apprête à disculper les dix pêcheurs arrivés de Mogadiscio pour réparer leur boutre. Et pourtant, la Somalie comme tous les pays de la région à cheval entre la mer Rouge et le golfe d’Aden est plus que jamais parcourue par des courants extrémistes proches des thèses de Oussama Ben Laden, lui-même originaire du Hadramaout (au Yémen).
Après la libération de quatre suspects -un couple de touristes et de deux journalistes sud-africains- la police kenyane a annoncé avoir «retrouvé plusieurs morceaux d’une bombonne de gaz pour fer à souder» faisant partie de la bombe qui a détruit l’hôtel Paradise, que des enquêteurs israéliens se sont empressés d’emporter en Israël. Elle pourrait libérer sous peu dix autres personnes: des pêcheurs détenteurs de passeports somaliens, mais dont six sont des pauvres pakistanais qui étaient arrivés en Somalie il y a un an, à la recherche de travail dans une compagnie de pêche. «Ils sont innocents et la police le sait», a dit dimanche un homme d’affaires somalien à Mombasa, avant de préciser que les dix pêcheurs avaient dû quitter la capitale somalienne pour faire réparer leur boutre (une embarcation à voile traditionnelle) qui avait une fuite sur la coque, faute de pouvoir le faire sur place.

Tout ceci n’a pas empêché Israël et les Etats-Unis de relancer d’ores et déjà «la piste Al-Qaïda», voire «la piste somalienne», même si les autorités kenyanes ont affirmé dès samedi qu’aucun lien n’avait été établi entre les dix pêcheurs et les attentats de Mombasa. Elles ont par contre confirmé qu’un fermier kenyan a bel et bien rencontré brièvement les occupants de «type arabe» de la voiture ayant servi à l’attaque suicide, peu avant l’attentat. Ce fermier a aussi indiqué qu’une dizaine de téléphones portables étaient présents à l'intérieur de cette voiture et qu’un passager portait une marque noirâtre sur le front, du genre des tâches brunes qui ornent le front de certains musulmans assidus à la prière.

«Le Kenya est une base pour Al-Qaïda»

Pour le président de la commission du renseignement du Sénat américain, Bob Graham, «le Kenya est devenu une base pour Al-Qaïda et d’autres groupes terroristes». Il a estimé probable que les auteurs de l’attentat aient des liens avec Al-Qaïda, avant d’évoquer à nouveau le groupe islamiste somalien Al-Ittihad al-Islamiya (Unité de l’islam): «c’est un groupe somali-kenyan qui opère depuis dix ans, avec des liens lâches avec Al-Qaïda».

Il y a dix-huit mois, le procès à New York des responsables des attentats contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar-es-Salaam en 1998 avait confirmé que des membres d’Al-Qaïda basés au Kenya avaient entraîné des Somaliens, avant l’assassinat des dix-huit soldats américains, à Mogadiscio en 1993. Mais aussi que Oussama Ben Laden, qui a résidé au Soudan jusqu’en 1996, avait dépêché au Kenya son secrétaire particulier, Wadih el Hadge -un Américain d‘origine libanaise- pour développer ses réseaux en Afrique orientale. Celui-ci aurait, sous couvert d’une organisation charitable («Aider l’Afrique»), fréquenté le Palestinien accusé de l’attentat de Dar-es-Salaam, Moustapha Ahmed. Parallèlement s’établissait à Mombasa un autre accusé du procès de New York: le Jordanien Mohammed Saddiq Odeh, propriétaire d’un bateau de pêche, qui a été ensuite envoyé en mission en Somalie en 1997 par le secrétaire de Ben Laden. Wadih el Hadge, rentré aux Etats-Unis en 1997, et Mohammed Sadiq Odeh, ont été ensuite arrêtés et condamnés l’an dernier à la prison à vie, en compagnie d’un Saoudien et d’un Tanzanien. Autant dire que, désormais, on ne peut plus parler de «pistes nationales», mais de réseaux régionaux dépassant les frontières héritées de la colonisation. Comme si une nouvelle solidarité, basée sur l’islam, redonnait une autre identité à des peuples se reconnaissant de moins en moins dans des Etats mal dirigés ou en voie de délitement. Comme en Somalie, depuis dix ans.

Du Soudan au Kenya, en passant par la Somalie et les régions islamisées d’Ethiopie et surtout de l’Erythrée, différentes associations islamiques ont souvent pris en charge des populations délaissées par des administrations centrales défaillantes, sinon corrompues. En Somalie, il n’existe pas à proprement parler d’Etat depuis une dizaine d’années. Cela a certes profité aux différents «seigneurs de la guerre», du moins dans la région allant de Mogadiscio à la frontière avec le Kenya. Ailleurs, une autonomie de fait s’est peu à peu installée, surtout dans les deux régions le plus éloignées de Mogadiscio: le Somaliland et le Puntland (ex-Mijurtine) dans le nord, près des frontières éthiopienne et kenyane, dans le sud.. Il s’agit de régions ou «républiques» à base clanique, mais qui sont le plus souvent sous une administration de type traditionnel, donc islamique.

C’est, bien entendu, dans ces régions éloignées de la capitale que les extrémistes ont trouvé refuge. La justice y est assurée par des tribunaux islamiques omniprésents (et pratiquant la charia). Mais si ce pays existe toujours et a malgré tout survécu à de nombreuses guerres, il le doit d’abord à la société civile et surtout aux assemblées claniques traditionnelles (shir) qui ont permis d’aboutir, en avril 2001, à l’élection du président intérimaire Salat. Car, parallèlement elles ont favorisé la diminution progressive du poids militaire des différents «seigneurs de la guerre», aujourd’hui presque réduits à négocier quelques strapontins dans le gouvernement. Et surtout elles ont favorisé une certaine «intégration» des organisations islamistes. Y compris Al-Ittihad, une organisation apparue vers la fin des années 80.

Depuis lors, on retrouve à la tête de cette organisation islamiste Cheikh Ali Warsame Kibis (originaire du Somaliland), Hassan Dahir Awes (membre du clan des Habr ghedir, comme le général Aïdid), mais aussi un ancien colonel de l’aviation, Mohammed Ali Dahir, originaire du Puntland. A l’époque on disait que Al-Ittihad était proche des Frères musulmans égyptiens ainsi que de mouvements islamistes pakistanais. Du Somaliland (ex-britannique) cette organisation a su s’implanter partout, et presque dans tous les ports somaliens, via des confréries musulmanes très actives. Mais leur mot d’ordre de jihad, lancé dès 1991, a connu un échec retentissant. A son apogée elle comptait environ 15 000 affiliés (armés), présents dans toute la Somalie comme à Djibouti, dans le nord-est du Kenya et dans l’Ogaden.

Toutefois, depuis 1996-97, Al-Ittihad ne constitue plus une véritable force armée. Ben Laden a apparemment cherché en 1993 à s’attribuer -via Al-Ittihad- une part du succès dans les batailles de rue contre les soldats américains; mais le principal responsable des attaques anti-américaines a été Mohammed Aïdid. Ensuite, Al-Ittihad a été très affaiblie par différentes débâcles militaires: d’abord dans sa «base» de Bossasso, un port important du Golfe d’Aden (dans le Puntland), puis à Luud, dans le sud-ouest, lorsque l’armée éthiopienne a voulu venger des attentats commis en Ethiopie.

Mais son influence politique et culturelle demeure importante. Al-Ittihad profite sans doute du soutien de la diaspora somalienne, devenue le véritable facteur regroupant tous les Somaliens: ceux de l’intérieur, mais aussi ceux qui se trouvent toujours au Kenya, à Djibouti ou en Ethiopie, sans oublier ceux qui ont tout naturellement trouvé refuge de l’autre côté de la mer rouge ou de l’océan indien, au Yémen comme dans les Emirats.

Depuis le 11 septembre 2001, et les autres attentats commis par Al-Qaïda dans la région, 800 Marines américains et 2700 soldats français (basés à Djibouti), plus des centaines d’Allemands, Britanniques, Italiens et Espagnols -sans compter leurs avions- tentent de surveiller plus de 3000 kilomètres de côtes somaliennes. Mais de nombreux petits boutres continuent de passer, le plus souvent de nuit, entre les mailles des filets tendus par cette armada occidentale. Tout indique que les livraisons d’armes légères du Yémen à destination de la Somalie continuent. Sans parler du trafic des clandestins. Autant dire que la présence massive des pays occidentaux risque de favoriser tous ceux qui ont choisi de se battre par tous les moyens contre cette nouvelle «occupation occidentale». Un boutre suffit largement pour transporter quelques missiles de type Stinger ou quelques dizaines de kilos d’explosif.



par Elio  Comarin

Article publié le 02/12/2002