Côte d''Ivoire
Paris-Abidjan : la double ambiguïté
Plusieurs milliers de «jeunes patriotes» ivoiriens ont manifesté dans le calme mardi devant l’ambassade américaine à Abidjan pour demander le soutien des Etats-Unis après «la trahison de la France née des accords de Marcoussis». Alors que des affrontements armés, ayant fait quelque huit morts, ont opposé lundi à Agboville (80 km au nord d’Abidjan) entre les Abbey - ethnie majoritaire dans la région mais minoritaire en ville - aux Dioulas (originaires du nord du pays). D’autre part, la confrontation entre Paris et Abidjan se poursuit. Jacques Chirac a demandé à Laurent Gbagbo de faire en sorte «que son engagement soit respecté» sur le règlement de la crise en cours. Alors qu’à Abidjan on s’attendait à ce que le président Gbagbo s’adresse à la nation ce mercredi 29 janvier.
«Ne vous inquiétez pas. A Marcoussis, ce qui s’est dit ce sont des propositions… Notre constitution contient en elle-même les modalités de sa modification. S’il s’agit de modifier l’article 35, même si on prend les libellés de Marcoussis, on est obligé de demander au peuple (de se prononcer). Or, on ne peut pas faire un référendum tant qu’une parcelle de territoire est occupé. Ca aussi c’est écrit dans la Constitution. Je veux vous dire ceci : c’est vous qui m’avez mis là où je suis. En (octobre) 2000 je n’avais ni milliards ni fusils, mais c’est moi qui ai gagné, car quand vous avez fini de voter et qu’on a voulu m’écarter, c’est vous qui êtres allé chercher ma victoire».
De retour à Abidjan, dans un avion de l’armée française, le président Laurent Gbagbo s’est adressé dès lundi soir à celles et à ceux qui avaient déjà commencé à contester violemment dans la rue les accords de Marcoussis. Une fois de plus, il a fait appel aux subtilités du discours politique pour désamorcer une autre «mine flottante» et ramener, ne serait-ce que pendant quelques heures, un semblant de calme dans la métropole abidjanaise. Tout en envoyant un autre message plus ou moins codé aux autorités françaises. Ainsi, à l’ambiguïté constante de l’attitude militaire et politique de la France depuis le 19 septembre 2002 le président Gbagbo, plus que jamais contraint à admettre sa perte de pouvoir, répond par autant d’ambiguïté. C’est aussi sa manière de riposter aux «humiliations» subies à Paris, lors d’un sommet qui visait à le mettre sous tutelle sans même en fixer clairement les modalités.
Ainsi, à s’adressant d’abord à ses militants - et notamment aux plus extrémistes des « jeunes patriotes » que dirige le «général des jeunes» Blé Goudé, Laurent Gbagbo tente de rebondir, en rappelant aux autorités françaises, qui ont essayé de lui imposer un gouvernement formellement «de consensus» mais en réalité favorable aux rebelles et aux RDR, qu’il reste le seul - et probablement le dernier - rempart avant que la situation ne précipite en affrontements inter-ethniques et anti-français.
Ce qui a provoqué la colère de nombreux Abidjanais, et plus généralement des habitants du sud de la Côte d’Ivoire, c’est d’abord l’arrogance avec laquelle, selon eux, les rebelles du MPCI et le président du Burkina Blaise Compaoré ont crié victoire, dès qu’une «source proche du sommet» citée par l’AFP annonçait que deux ministères clé (Intérieur et Défense) avaient été promis aux rebelles. Avant même que le président Gbagbo n’annonce la nomination de Seydou Diarra à la tête du nouveau gouvernement. Une «prime à la rébellion et à l’illégalité», alors que Paris ne cesse de rappeler depuis le 19 septembre son soutien à la légalité républicaine.
«Moi je n’ai pas gagné la guerre» mais…
En réalité le vrai affrontement entre Paris et Abidjan était intervenu la veille, le vendredi 24 janvier, lors de la rencontre au sommet entre Jacques Chirac et Laurent Gbagbo censée préparer le sommet des chefs d‘Etat du lendemain. Une rencontre « très franche », c’est-à-dire orageuse, au cours de laquelle le président français à sommé son homologue ivoirien d’avaler de nombreuses couleuvres liées aux accords de Marcoussis, à commencer par la nomination à la tête du gouvernement dit de consensus du numéro deux du RDR, Madame Henriette Diabaté. Alors que tout le monde s’attendait à la nomination d’une personnalité éloignée tout autant du FPI de Laurent Gbagbo que du RDR d’Alassane Ouattara, afin d’éviter de retomber dans les querelles du passé.
Finalement, Laurent Gbagbo a obtenu gain de cause et l’accord s’est fait sur le nom de Seydou Diarra, samedi en fin de matinée, lors d’une longue interruption de séance qui a permis à Jacques Chirac et à Laurent Gbagbo de se mettre d’accord, en la présence du président gabonais Omar Bongo et du secrétaire général de l’ONU Kofi Annan. Mais le président français est aussitôt reparti à la charge, en demandant la nomination de deux représentants de la rébellion à la tête de la Défense et de l’Intérieur. Alors que, sur le papier, le gouvernement et formé par le Premier ministre et proposé ensuite à la signature du Président de la République.
Bien entendu, dans les circonstances actuelles, nul n’est dupe. A commencer par Gabgbo lui-même, conscient d’être quelque peu sous tutelle militaire française : «On ne sort pas d’une guerre comme d’un dîner de gala, a-t-il dit dimanche soir. Il y a deux manières de sortir d’une guerre. On fait la guerre et on la gagne militairement. Mais quand on n’a pas gagné, on discute et on fait des compromis. Moi, je n’ai pas gagné la guerre. Donc, le pouvoir qui me reste, c’est de discuter et de faire des compromis. Je m’en vais à Abidjan pour le dire aux Ivoiriens». Cet aveu d’impuissance militaire n’est pas nécessairement un signe précurseur de décrochage.
Le «double langage» pratiqué par Laurent Gbagbo d’un côté avec ses partisans le plus extrémistes et de l’autre avec les autorités françaises est lui aussi une riposte au «double langage» pratiqué par Paris. Aux yeux d’Abidjan, l’armée française est certes intervenue dès le lendemain du putsch du 19 septembre, mais en même temps Paris a empêché l’armée ivoirienne d’utiliser les avions nigérians qui avaient aussitôt atterri à Abidjan, et donc de tenter de reprendre les territoires perdus dans le Nord, après avoir réussi à repousser les rebelles d’Abidjan.
Le rôle, constamment changeant, de l’armée française a été encore plus ambigu, aux yeux d’Abidjan. Une ambiguïté qui rejaillit sur les 400 «casques blancs» de la CEDEAO déjà présents à Abidjan et Yamoussoukro. L’armée de Paris a certes récupéré des milliers d’expatriés ou d’étrangers se trouvant en territoire rebelle, mais ensuite elle s’est donné une tout autre tâche : «sécuriser le cessez-le-feu», en contenant les rebelles du Nord, qui auraient vraisemblablement pu investir la capitale (fantôme) de Yamoussoukro, mais pas la métropole abidjanaise.
En revanche l’armée française n’a pas du tout arrêté l’apparition soudaine et la progression fulgurante d’une nouvelle rébellion, surgie tout d’un coup dans le Grand Ouest, tout près de la frontière libérienne. Alors que les paras français avaient sans doute les moyens de tuer ce nouveau foyer dans l’œuf. Et Paris d’interdire cette fois-ci à l’armée ivoirienne de faire appel à ses hélicoptères - de fabrication russe et pilotés par des étrangers - qui auraient pu faire la différence face à des « incontrôlés » que la diplomatie française n’a pas tardé à qualifier de Libériens.
Cette fois-ci plus qu’au lendemain du 19 septembre, Abidjan a du mal à comprendre pourquoi l’armée française ne fait barrage à l’extension du conflit. Et ce d’autant plus qu’on signale la présence à Man et à Danané d’un général bien connu des Sierra-Léonais : Sam Bockarie, qui a été la cheville ouvrière du RUF et est responsable de la plupart des massacres commis eau Sierra Leone. C’est d’ailleurs pour mettre fin à ces attaques que deux mille soldats britanniques et une contingent de la CEDEAO ont été dépêchés sur place et sont finalement parvenus à arrêter la progression du RUF et à saisir le leader de la rébellion, Sankoh, qui depuis est détenu dans une prison secrète, en Afrique occidentale.
Pour de nombreux Abidjanais, la comparaison est évidente entre la stratégie britannique et celle de Paris. Et c’est sans doute pour cela que des «jeunes patriotes» nationalistes ont organisé mardi une étonnante manifestation pacifique - et pro-américaine - juste en face de l’ambassade des Etats-Unis à Abidjan. Est-ce à dire qu’un nouvel épisode de la longue confrontation entre francophones et anglophones est désormais en marche ?
De retour à Abidjan, dans un avion de l’armée française, le président Laurent Gbagbo s’est adressé dès lundi soir à celles et à ceux qui avaient déjà commencé à contester violemment dans la rue les accords de Marcoussis. Une fois de plus, il a fait appel aux subtilités du discours politique pour désamorcer une autre «mine flottante» et ramener, ne serait-ce que pendant quelques heures, un semblant de calme dans la métropole abidjanaise. Tout en envoyant un autre message plus ou moins codé aux autorités françaises. Ainsi, à l’ambiguïté constante de l’attitude militaire et politique de la France depuis le 19 septembre 2002 le président Gbagbo, plus que jamais contraint à admettre sa perte de pouvoir, répond par autant d’ambiguïté. C’est aussi sa manière de riposter aux «humiliations» subies à Paris, lors d’un sommet qui visait à le mettre sous tutelle sans même en fixer clairement les modalités.
Ainsi, à s’adressant d’abord à ses militants - et notamment aux plus extrémistes des « jeunes patriotes » que dirige le «général des jeunes» Blé Goudé, Laurent Gbagbo tente de rebondir, en rappelant aux autorités françaises, qui ont essayé de lui imposer un gouvernement formellement «de consensus» mais en réalité favorable aux rebelles et aux RDR, qu’il reste le seul - et probablement le dernier - rempart avant que la situation ne précipite en affrontements inter-ethniques et anti-français.
Ce qui a provoqué la colère de nombreux Abidjanais, et plus généralement des habitants du sud de la Côte d’Ivoire, c’est d’abord l’arrogance avec laquelle, selon eux, les rebelles du MPCI et le président du Burkina Blaise Compaoré ont crié victoire, dès qu’une «source proche du sommet» citée par l’AFP annonçait que deux ministères clé (Intérieur et Défense) avaient été promis aux rebelles. Avant même que le président Gbagbo n’annonce la nomination de Seydou Diarra à la tête du nouveau gouvernement. Une «prime à la rébellion et à l’illégalité», alors que Paris ne cesse de rappeler depuis le 19 septembre son soutien à la légalité républicaine.
«Moi je n’ai pas gagné la guerre» mais…
En réalité le vrai affrontement entre Paris et Abidjan était intervenu la veille, le vendredi 24 janvier, lors de la rencontre au sommet entre Jacques Chirac et Laurent Gbagbo censée préparer le sommet des chefs d‘Etat du lendemain. Une rencontre « très franche », c’est-à-dire orageuse, au cours de laquelle le président français à sommé son homologue ivoirien d’avaler de nombreuses couleuvres liées aux accords de Marcoussis, à commencer par la nomination à la tête du gouvernement dit de consensus du numéro deux du RDR, Madame Henriette Diabaté. Alors que tout le monde s’attendait à la nomination d’une personnalité éloignée tout autant du FPI de Laurent Gbagbo que du RDR d’Alassane Ouattara, afin d’éviter de retomber dans les querelles du passé.
Finalement, Laurent Gbagbo a obtenu gain de cause et l’accord s’est fait sur le nom de Seydou Diarra, samedi en fin de matinée, lors d’une longue interruption de séance qui a permis à Jacques Chirac et à Laurent Gbagbo de se mettre d’accord, en la présence du président gabonais Omar Bongo et du secrétaire général de l’ONU Kofi Annan. Mais le président français est aussitôt reparti à la charge, en demandant la nomination de deux représentants de la rébellion à la tête de la Défense et de l’Intérieur. Alors que, sur le papier, le gouvernement et formé par le Premier ministre et proposé ensuite à la signature du Président de la République.
Bien entendu, dans les circonstances actuelles, nul n’est dupe. A commencer par Gabgbo lui-même, conscient d’être quelque peu sous tutelle militaire française : «On ne sort pas d’une guerre comme d’un dîner de gala, a-t-il dit dimanche soir. Il y a deux manières de sortir d’une guerre. On fait la guerre et on la gagne militairement. Mais quand on n’a pas gagné, on discute et on fait des compromis. Moi, je n’ai pas gagné la guerre. Donc, le pouvoir qui me reste, c’est de discuter et de faire des compromis. Je m’en vais à Abidjan pour le dire aux Ivoiriens». Cet aveu d’impuissance militaire n’est pas nécessairement un signe précurseur de décrochage.
Le «double langage» pratiqué par Laurent Gbagbo d’un côté avec ses partisans le plus extrémistes et de l’autre avec les autorités françaises est lui aussi une riposte au «double langage» pratiqué par Paris. Aux yeux d’Abidjan, l’armée française est certes intervenue dès le lendemain du putsch du 19 septembre, mais en même temps Paris a empêché l’armée ivoirienne d’utiliser les avions nigérians qui avaient aussitôt atterri à Abidjan, et donc de tenter de reprendre les territoires perdus dans le Nord, après avoir réussi à repousser les rebelles d’Abidjan.
Le rôle, constamment changeant, de l’armée française a été encore plus ambigu, aux yeux d’Abidjan. Une ambiguïté qui rejaillit sur les 400 «casques blancs» de la CEDEAO déjà présents à Abidjan et Yamoussoukro. L’armée de Paris a certes récupéré des milliers d’expatriés ou d’étrangers se trouvant en territoire rebelle, mais ensuite elle s’est donné une tout autre tâche : «sécuriser le cessez-le-feu», en contenant les rebelles du Nord, qui auraient vraisemblablement pu investir la capitale (fantôme) de Yamoussoukro, mais pas la métropole abidjanaise.
En revanche l’armée française n’a pas du tout arrêté l’apparition soudaine et la progression fulgurante d’une nouvelle rébellion, surgie tout d’un coup dans le Grand Ouest, tout près de la frontière libérienne. Alors que les paras français avaient sans doute les moyens de tuer ce nouveau foyer dans l’œuf. Et Paris d’interdire cette fois-ci à l’armée ivoirienne de faire appel à ses hélicoptères - de fabrication russe et pilotés par des étrangers - qui auraient pu faire la différence face à des « incontrôlés » que la diplomatie française n’a pas tardé à qualifier de Libériens.
Cette fois-ci plus qu’au lendemain du 19 septembre, Abidjan a du mal à comprendre pourquoi l’armée française ne fait barrage à l’extension du conflit. Et ce d’autant plus qu’on signale la présence à Man et à Danané d’un général bien connu des Sierra-Léonais : Sam Bockarie, qui a été la cheville ouvrière du RUF et est responsable de la plupart des massacres commis eau Sierra Leone. C’est d’ailleurs pour mettre fin à ces attaques que deux mille soldats britanniques et une contingent de la CEDEAO ont été dépêchés sur place et sont finalement parvenus à arrêter la progression du RUF et à saisir le leader de la rébellion, Sankoh, qui depuis est détenu dans une prison secrète, en Afrique occidentale.
Pour de nombreux Abidjanais, la comparaison est évidente entre la stratégie britannique et celle de Paris. Et c’est sans doute pour cela que des «jeunes patriotes» nationalistes ont organisé mardi une étonnante manifestation pacifique - et pro-américaine - juste en face de l’ambassade des Etats-Unis à Abidjan. Est-ce à dire qu’un nouvel épisode de la longue confrontation entre francophones et anglophones est désormais en marche ?
par Elio Comarin
Article publié le 28/01/2003