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Rwanda

Libération massive de détenus accusés de génocide

Le président rwandais, Paul Kagame, a décidé de libérer 30 à 40.000 prisonniers, soit un tiers des détenus du pays, soupçonnés pour l’immense majorité d’être impliqués dans le génocide de 1994 – qui a coûté la vie à un million de Tutsis et Hutus modérés. Il s’agit dans un premier temps des personnes âgées de plus de 70 ans, des malades, de ceux qui étaient mineurs au moment des faits. Suivront ensuite, les plus nombreux, ceux qui ont avoué leur crime et ont déjà passé plus de temps en prison que la peine qu’ils encourent. Tous ces prisonniers seront libérés d’ici la fin du mois. Un mois pour convaincre les rescapés, inquiets et choqués, que la mesure est conforme au droit.
De notre correspondante à Kigali

Des sourires éclairent les visages. L’heure est à la fête. Les chants résonnent dans les collines voisines, les clochettes tintent autour des chevilles des danseurs. Ils sont plusieurs centaines rassemblés dans la cour de la prison de Gisovu, dans l’ouest du Rwanda. Les détenus, comme lors de toutes les sorties, ont revêtu leur uniforme rose et accompagnent la musique traditionnelle en tapant des mains. Pour la première fois, 88 d’entre eux, dont dix femmes, sont autorisés à endosser leur habit ordinaire. Pour eux, c’est le grand jour de la libération, annoncée une semaine auparavant par le président rwandais.

S’appuyant sur des bâtons, faibles, les yeux hagards, ils ne semblent pas comprendre ce qui les attend. Ce sont les malades et les personnes âgées de plus de 70 ans de la prison, qui contient 3 500 personnes, quasiment toutes soupçonnées d’être impliquées dans le génocide de 1994. Julia est souffrante et supporte mal le soleil écrasant. Elle choisit de taire le nom de sa maladie. Cette femme de 57 ans est accusée d’avoir tué son voisin pendant le génocide, mais elle n’a pas reconnu ce crime. On l’a arrêtée en 1995, sur dénonciation du voisinage. Depuis, elle attend toujours son procès. «J’étais déjà malade avant d’entrer en prison, et maintenant, ça s’est aggravé.» Elle doit retourner chez elle aujourd’hui, par ses propres moyens, mais n’a pas aucune confiance en l’avenir. «Avant la prison, c’était mon fils qui s’occupait de moi. Mais j’ai appris que cet enfant est tombé malade. Je ne sais pas qui va prendre soin de moi maintenant

Soudain, la musique retentit de plus belle, accompagnée de bruyantes acclamations. Le ministre de la Justice, Jean de Dieu Mucyo, est venu saluer les prisonniers sur le point d’être libérés. Il détaille dans son discours ceux qui sont concernés par les libérations. Aujourd’hui les vieux et les malades sortent et dès la semaine prochaine ce sera le tour de ceux qui étaient mineurs pendant le génocide. Enfin, avant la fin du mois, suivra la catégorie la plus importante : ceux qui ont avoué et qui ont déjà passé jusqu’à huit ans en prison alors qu’ils risquent une peine inférieure. Ne sont pas concernés par les libérations : les planificateurs, ceux qui sont accusés de crimes sexuels et ceux qui ont tué un grand nombre de personnes pendant le génocide.

Culture de l'impunité

«Toi qui n’a pas encore avoué, où te caches-tu ?», s’exclame le ministre, en regardant les détenus. L’aveu permet en effet une remise de peine de moitié, conformément aux lois «gacaca», du nom des juridictions populaires, chargées des procès du génocide. «Attention, poursuit le ministre, il faut dire toute la vérité, sinon, vous ne sortirez pas.» Et pour preuve le cas de Manassa, âgé de 75 ans ; il était sur la liste de ceux qui devaient être libérés aujourd’hui. Pourtant, au dernier moment, le responsable «gacaca» de la région a refusé qu’on le libère. Le vieux aurait refusé de témoigner. «Mais je n’étais pas présent au moment des massacres. Je sais qu’on a lancé des grenades partout dans le village, ça je l’ai déjà dit, mais c’est tout ce que je sais», clame-t-il en jetant un regard implorant à un responsable de la prison. Il retournera dans sa cellule ce soir et ne fait pas partie de la fête qui se poursuit à l’extérieur. «Les Rwandais tous ensemble, oh, oh, participent aux gacaca, oh ! oh !», entonnent les «hommes en rose», sous le regard bienveillant du ministre.

Bien loin de cette euphorie, Claire est consternée depuis l’annonce de ces libérations. Rescapée du génocide, elle s’est retrouvée à 22 ans responsable de ses deux petites sœurs, de sa vieille tante, de cinq cousins, avec qui elle habite dans le centre de Kigali. Aujourd’hui psychologue, la jeune femme ne comprend pas la décision et la ressasse depuis une semaine. «Le président avait promis la fin de la culture d’impunité au Rwanda, et voilà qu’on libère ces gens.» Et elle s’aide de ses mains pour mieux exprimer son désarroi : «Quand on a tué toute ta famille, et que tu vois revenir les tueurs sur les collines… c’est pas facile. On n’en dort plus.» De nombreux rescapés rwandais partagent cet avis et sont pris de panique à l’idée de la remise en liberté de ces «assassins». Certains chuchotent même qu’à sept mois des premières élections générales depuis le génocide, la mesure serait électoraliste. Des membres de la société civile ont exprimé ces inquiétudes au ministre de la Justice. «Nous devons éradiquer la culture d’impunité, mais nous devons aussi reconstruire le pays», leur a-t-il répondu, en leur demandant de faire preuve de patience.

Le gouvernement bénéficie pour une fois du soutien de la Ligue des droits de l’homme locale, qui a salué la décision du président. Les conditions de détention sont en effet intenables dans les prisons rwandaises surpeuplées, qui charrient de nombreuses maladies. Sur 120 000 prisonniers, seuls 5 000 environ ont été jugés. «La mesure va donc dans le sens de la justice», résume le secrétaire exécutif de la ligue, Florian Uzikemwabo. Mais huit ans après le génocide la société rwandaise reste divisée. Quelle que soit la décision prise par le gouvernement, elle fait rarement l’unanimité.




par Pauline  Simonet

Article publié le 12/01/2003