Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Maroc

La société civile face à l’ordre moral

Quatorze jeunes musiciens férus de «hard rock» viennent d’être lourdement condamnés à Casablanca. Dans le contexte marocain actuel, ce procès a été interprété au sein de la société civile comme les prémices d’un retour à un ordre moral prêché par les fondamentalistes.
De notre correspondante à Casablanca

«Sous Hassan II, on était condamné pour atteinte à la sûreté de l’Etat, aujourd’hui on l’est parce qu’on ébranle la foi des Musulmans, ce procès, c’est l’Inquisition, ce n’est plus un procès du XXème siècle, comme nous en avons connu, aussi terribles ont-ils été, c’est le XVème siècle, nous sommes revenus au Moyen-Age !». C’est Abraham Serfaty, le vieux militant emprisonné durant dix-sept ans dans les geôles du régime précédant qui s’exprime ainsi, en cette soirée du 6 mars. Avant d’ajouter: «Je suspends ma collaboration avec l’Etat, c’est-à-dire avec l’ONAREP (Office National de Recherches et d’Exploitations Pétrolières) dès aujourd’hui, jusqu’à ce que ce procès soit annulé».

En hâte, les militants de la première heure viennent de se retrouver au siège du Forum pour la Vérité et la Justice, pour envisager les actions à mener, alors que le verdict de ce que l’on appelle désormais le procès des «satanistes» vient de tomber. Lourd. Incompréhensible. D’autant plus que la presse indépendante a eu le temps, lors des semaines précédentes, de souligner l’absurdité des chefs d’accusation et du déroulement des plaidoiries, si bien que chacun avait fini par croire que le bon sens l’emporterait et que les jeunes musiciens, emprisonnés depuis le 16 février, seraient acquittés.

Or, accusés «d’ébranler la foi des Musulmans» pour avoir «donné des concerts de musique rock» et «porté des tee-shirts noirs», ces quatorze garçons, âgés de 21 à 35 ans, ont écopé de peines de un mois à un an de prison ferme, dont une bonne moitié condamnés aux peines les plus lourdes. L’instance qui juge les «flagrants délits» a retenu comme preuves à charge les concerts auxquels ils avaient participé et les tee-shirts noirs frappés de sigles comme celui du groupe «Iron Maiden» ou «No War». Ils sont désormais condamnés au nom de l’article 220 du code pénal, qui punit, au Maroc, à 3 mois à 6 ans de prison «quiconque ébranle la foi des Musulmans». Un article dont les militants souhaitent aujourd’hui l’abrogation, mais que tous avaient oublié, puisqu’il n’a été utilisé que deux ou trois fois depuis l’Indépendance.

Pourquoi le sortir des oubliettes aujourd’hui ? La question taraude les associations pour les Droits humains, qui s’organisent aujourd’hui en comité de défense des musiciens inculpés, afin de défendre la liberté d’expression. Il faut dire que depuis la percée du parti islamiste autorisé, le PJD, aux élections législatives de septembre 2002, la crispation morale et le repli identitaire sont de plus en plus perceptibles. L’exemple le plus parlant en est probablement la question orale, posée au Parlement, par un député du PJD, souhaitant la fermeture des écoles et des centres culturels étrangers au Maroc.

«Les gens normaux…»

C’est dans ce contexte que les quatorze musiciens, la plupart étudiants, ont été arrêtés, le 16 février, en «flagrant délit», au domicile de leurs parents et sans qu’aucune plainte ne soit déposée contre eux ! Dans leurs chambres, les policiers ont raflé des CD de musique occidentale, des posters de groupes rock et des tee-shirts. Ce sont les «preuves» d’aujourd’hui, au terme de la «filature» et de «l’enquête» menée par le Bureau National de la Police Judiciaire (BNPJ) et la Direction de la Sûreté Nationale (DST) qui soupçonnaient ces jeunes de «satanisme», en raison des couleurs de leurs tee-shirts et du fait qu’ils se sont produits dans les locaux de la FOL (Fédération des Œuvres Laïques, association française de droit marocain) à Casablanca !

Les nombreux vices de forme, à commencer par celui du «flagrant délit», relevés par les avocats des musiciens, ainsi que les demandes de mise en liberté provisoire ont été balayés par le juge en charge de l’affaire, si bien qu’à l’heure actuelle les jeunes garçons sont enfermés séparément, avec des détenus de droit commun à la prison civile de Casablanca. «J’ai passé toute ma vie à l’éduquer, à faire de lui un bon citoyen, maintenant qu’il est enfermé avec des détenus de droit commun, le pire est à craindre. On risque de faire d’eux des drogués ou des extrémistes, dira encore, ce 6 mars, le père de l’un des inculpés». L’un des avocats, qui est venu informer les militants, rappelle alors que ce procès est exceptionnel. Parce que c’est la première fois que des accusés sont interrogés – et jugés - sur leurs hobbies, que les «preuves», comme les CD, sont simplement exhibées, et que, de report en report, un «flagrant délit» est jugé en dix-huit jours.

Les militants présents ont encore à l’esprit la teneur des propos tenus au tribunal. «Les gens normaux, ils vont dans des soirées en costume et en chemise», a par exemple affirmé le juge pour démontrer que ces jeunes faisaient preuve de déviance en portant des tee-shirts noirs. Avant de reprocher à l’un des inculpés de ne pas avoir dans sa chambre de cassette de la chanteuse populaire Fatna Bent L’houcine, ou à un autre d’écrire ses chansons en anglais et pas en arabe, et de faire réciter le Coran à un quatrième. Un procès d’autant plus inquiétant que les plaignants ne sont pas identifiés et qu’il porte un coup sérieux à l’ouverture d’esprit dont se prévaut le Maroc. Le seul espoir désormais repose sur le verdict qui sera rendu en appel. Une procédure complexe pour le «flagrant délit», mais seul espoir à l’heure actuelle pour les familles et les militants organisés en comité de défense des musiciens.



par Isabelle  Broz

Article publié le 07/03/2003