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Maroc

Inquiétudes pour la liberté de la presse

Depuis plusieurs mois, le ton s’est considérablement durci au Maroc entre les autorités et la presse indépendante. Le conflit se cristallise aujourd’hui autour de plusieurs «affaires», parmi lesquelles celle d’Ali Lmrabet, directeur de deux hebdomadaires, et celle du journal Le Monde.
De notre correspondante à Casablanca

En publiant le 8 mars 2003 une interview donnée au quotidien catalan Avui par Abdallah Zaâzaâ, Ali Lmrabet avait pourtant pris ses précautions. Ancien militant révolutionnaire, ancien prisonnier politique, Abdellah Zaâzaâ s’est en effet toujours déclaré républicain, une exception au Maroc. La traduction de l’interview a donc été livrée aux lecteurs de Demain magazine amputée de «ce qui est impubliable aujourd’hui au Maroc».

Il n’en demeure pas moins que les propos d’Abdallah Zaâzaâ sont explosifs dans un pays où le code de la presse punit ce qui remet en cause l’institution monarchique, la religion islamique et l’intégrité territoriale. Le vieux militant républicain déclarait, pêle-mêle, que «le gouvernement doit se soumettre au suffrage universel et non au roi», que «les islamistes, non démocratiques, finiraient par s’allier au pouvoir» et que lui-même «continuait à défendre le droit à l’autodétermination des Sahraouis». Le 1er avril, Ali Lmrabet était retenu cinq heures durant au commissariat central de Rabat, sommé de s’expliquer sur l’interview précitée ainsi que sur des caricatures et un article relatif au budget du palais royal, parus dans Doumane, le pendant arabophone de Demain magazine.

Les policiers lui reprochent alors d’avoir «porté atteinte aux institutions sacrées du pays». Des reproches qui seront répétés au même commissariat le 10 avril. Ali Lmrabet sera ensuite empêché de quitter le territoire marocain le 17 avril, alors qu’il s’apprêtait à embarquer pour Paris, invité par la presse satirique française et par l’association des Jeunes marocains démocrates européens. Le 21 avril, il apprend qu’il devra répondre, le 7 mai prochain, «d’outrage à la personne du roi, d’atteintes au régime monarchique et à l’intégrité territoriale» devant un tribunal de Rabat. Des accusations graves, pour lesquelles la peine maximale peut s’élever à cinq ans de prison et 100.000 dirhams d’amende (10 000 €).

Le Syndicat national de la presse marocaine, des journaux et des associations se sont solidarisés avec Ali Lmrabet, ainsi que nombre de médias espagnols et plusieurs associations internationales de défense de la presse ou des droits humains. Tous expriment leur soutien à ce journaliste «harcelé» par les autorités de son pays. L’hebdomadaire satirique a, en effet, été saisi deux fois depuis sa création en février 2001, son directeur a été poursuivi pour avoir écrit que le palais royal de Skhirat «serait» à vendre, et quarante procès lui sont intentés actuellement, étalés du 28 janvier au 5 juin 2003, à travers tout le royaume : les journalistes du quotidien Al Ahdate Al Maghribia ont déposé plainte individuellement pour une caricature publiée le 11 mai 2002 par Demain magazine.

Menaces et agression

Le journaliste «poil à gratter du pouvoir», qui mène avec peu de moyens et aucune publicité la publication de ses deux hebdomadaires satiriques, pense «qu’on veut à tout prix l’empêcher de travailler». C’est le même sentiment qui prévaut au sein de la rédaction du Journal hebdomadaire, réputé pour ses enquêtes-chocs sur les dessous de la vie politique. Aboubakr Jamaï, son directeur, se dit aujourd’hui «incapable de faire face à ses engagements financiers». Boudés par les grands annonceurs et ruinés par plusieurs procès, les deux hebdomadaires qu’il dirige sont aujourd’hui financièrement épuisés. La société Média Trust qui édite les deux titres a été condamnée à la saisie la semaine dernière.

Les inquiétudes en matière de liberté de la presse sont d’autant plus réelles au Maroc qu’elles ne touchent pas seulement la presse satirique, impertinente par nature. Ainsi, le quotidien français Le Monde devait imprimer à Casablanca les exemplaires destinés, dans un premier temps, au Maroc. Les rotatives de l’entreprise Ecoprint étaient prêtes, Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel devaient l’annoncer lors d’une conférence de presse sur place, le 14 avril, mais le gouvernement n’a pas publié le décret d’application permettant à la presse étrangère d’être imprimée au Maroc. L’opération est donc reportée, sans échéance précise, la direction du quotidien n’ayant pas voulu prendre le risque de se mettre hors-la-loi.

«L’affaire» de l’impression du Monde au Maroc avait déclenché une polémique laissant apparaître les raisons d’une telle frilosité. On s’est élevé contre une «concurrence déloyale» du quotidien, qui aurait été vendu très bon marché sur place, mais également contre la ligne éditoriale du «Monde», généralement qualifié ici «d’ennemi du Maroc», dans la mesure où ses journalistes se montrent critiques vis-à-vis des instances politiques. Le Figaro est, en revanche, déjà imprimé au Maroc. La presse indépendante se demande donc aujourd’hui s’il n’y aurait pas «deux poids, deux mesures» en matière de liberté d’expression. Ce que semblent indiquer d’autres témoignages, comme celui de la journaliste Maria Mokrim, qui travaille pour la publication indépendante Al Ayam. Elle affirme avoir reçu, en mars, des menaces téléphoniques et avoir été agressée en pleine rue, suite à un article sur les services secrets marocains.

Pour sa part, Iqbal Illhami, correspondante de la chaîne qatarienne Al Jazeera, empêchée d’envoyer un reportage le 30 mars dernier, affirme que le ministre de la Communication lui a demandé «de se montrer plus coopérative» à l’avenir. Parallèlement à ces inquiétudes le ministère de la Communication a tenu, les 21 et 22 avril un colloque sur les médias. Nabil Benabdallah, le ministre de la Communication, y a déclaré que «le code n’y est pas le principal problème de la presse», l’essentiel étant de «structurer l’entreprise de presse».



par Isabelle  Broz

Article publié le 24/04/2003