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Indonésie

A Bornéo, la colère gronde

Depuis trente ans, la province indonésienne de Bornéo est secouée par des violences inter-ethniques. En cause : l’Etat indonésien qui tolère la déforestation massive de l’île tout en maintenant les Dayaks, la population autochtone, à l’écart du développement. Depuis quelques années, des personnalités politiques émergent et cachent de moins en moins leur volonté d’indépendance.
De notre envoyé spécial sur l'île de Bornéo

Une tête humaine tranchée et brandie comme un trophée au bout d’une lance. La photo, prise il y a deux ans dans le Kalimantan, a fait le tour du monde. Les tribus dayaks venaient de renouer avec leurs vieilles coutumes de guerre pour expulser 30 000 Indonésiens originaires de l’île de Madura. Les Madurais ne sont pas les seuls Indonésiens à avoir immigré dans l’île dans le cadre de la transmigration mise en place par Djakarta à la fin des années 1960 et qui a fait des Dayaks un peuple minoritaire au Kalimantan (25% de la population). Mais entre Dayaks et Madurais, les relations sont particulièrement difficiles. On a souvent expliqué cette haine par le tempérament réputé belliqueux des Madurais –ils portent le couteau à la ceinture– et leur pratique très rigoriste de l’Islam. Une double agression pour les Dayaks, un peuple plutôt pacifique et majoritairement chrétien.

Mais cette thèse, discrètement relayée par les officiels indonésiens, a permis à l’Etat de se dégager de ses propres responsabilités. Car c’est à sa demande que les Madurais sont venus dans l’île pour défricher la jungle et y créer de grandes exploitations agricoles. Ils ont reçu en échange des titres de propriété sur des terres qui appartenaient jusque-là aux Dayaks. Les droits des autochtones, qui ne s’appuient sur aucun document écrit, ont toujours été ignorés par l’Etat indonésien. Dans le même temps, les Dayaks n’ont bénéficié d’aucun programme d’intégration économique. Un exemple significatif : la route qui traverse le Simpang Barat, une zone d’habitat dayak presque entièrement recouverte par la jungle. Longue de 300 km, elle devait raccorder une centaine de villages aux voies de communication de l’île. Le but était de stimuler le commerce de la gomme, la principale activité des paysans dayaks qui tirent la sève des hévéas. Creusée en 1992, cette route n’a jamais été asphaltée. Résultat : elle est totalement impraticable durant la longue saison des pluies tropicales.

Eveil du sentiment indépendantiste

Autre motif de frustration pour les Dayaks : la pollution des rivières et la destruction de la forêt avec laquelle ils ont toujours vécu en étroite symbiose. Le rythme de la déforestation a pratiquement doublé ces dernières années, le Kalimantan perdant un million d'hectares par an, contre environ 500 000 dans les années 1980. Pourtant, le gouvernement a interdit les exportations de bois. «Cette mesure ne sert à rien car l'Etat n'agit pas contre les hommes d'affaires impliqués dans le trafic qui ont les moyens de corrompre tous les échelons de l’administration» explique Stepanus Djuweng, le directeur de l’Institut de Dayakologie. «Les Dayaks se sentent de moins en moins indonésiens», prévient-il. «Pourquoi devraient-ils respecter un Etat qui ne les respecte pas ? Pour l’Etat indonésien, la terre n’est qu’une entité économique. Mais pour les Dayaks, la terre c’est le sang, la terre c’est l’esprit…».

Depuis 2001, des Dayaks ont attaqué une centaine de compagnies forestières et saisi du matériel d’exploitation en réclamant, à titre de compensation, plusieurs millions de roupies (1euro=9500 roupies) pour les restituer. Pour rompre un enchaînement inéquitable, les Dayaks réclament une meilleure répartition des revenus tirés des richesses de l’île (pétrole et gaz), accaparées jusque-là par le pouvoir central.

Craignant un nouveau foyer de séparatisme dans l’Archipel, l’Etat indonésien a initié un dialogue. Une commission, comprenant les représentants des tribus, a été créée. Son rôle est de faire «remonter» les doléances dayaks à Djakarta. L’Indonésie est aussi engagée dans un processus de décentralisation qui pourrait permettre aux Dayaks d’être mieux représentés dans les centres de décisions locaux. Mais il n’est pas sûr que ces nouvelles institutions, déjà décriées pour avoir «décentralisé la corruption», puissent empêcher l’émergence d’aspirations indépendantistes. Le renouveau de la culture dayak en est-il un signe précurseur ? Sans aucun doute selon Stepanus : «Pendant longtemps, les Dayaks ont eu honte d’eux-mêmes car l’Indonésie les présentait comme des sauvages. Ils se sont alors lancés dans une pratique fervente du Christianisme ou de l’Islam. Mais cette orientation les a conduits à abandonner une bonne partie de leur culture puisque celle-ci est étroitement liée au culte des esprits de la forêt. Aujourd’hui, les Dayaks se réapproprient cette culture et les sites animistes sont de nouveau l’objet de très grandes dévotions».

Stepanus ne le dit jamais clairement, mais son rêve d’indépendance transpire dans chacun de ses discours. Pour l’instant, il se contente de regrouper les petits producteurs de gomme en coopérative et de plaider la cause de son peuple à l’étranger. Il fut un des 24 témoins du monde invités à la conférence de Durban pour évoquer la discrimination des peuples indigènes vivant dans l’Archipel indonésien. Dans les villages de la foret son aura ne cesse de grandir. Et avec elle, une part retrouvée de la fierté du peuple dayak.



par Jocelyn  Grange

Article publié le 20/04/2003