Egypte
Le Caire entre inquiétude et colère
L’explosion tant redoutée de la «rue arabe» à l’occasion de la guerre en Irak n’a pas eu lieu. En Égypte, le conflit révèle les contradictions d’un régime allié des États-Unis et dont l’opinion publique est violemment anti-américaine.
De notre envoyé spécial au Caire
L’avion pour Le Caire est presque vide. L’onde de choc de la guerre en Irak n’épargne pas l’Egypte et les touristes se font rares. Sur la route de l’aéroport, les portraits du président Moubarak accueillent le visiteur. Une semaine plus tôt, aux premiers jours de la guerre, celui suspendu au Pont du 6 Octobre était arraché par des manifestants en colère qui dénonçaient «la passivité du régime» alors que les missiles pleuvaient sur Bagdad. Ces manifestations non autorisées n’ont pas dépassé 20 000 personnes. «Pour une ville de 17 millions d’habitants, c’est peu», rappelle le politologue Tawfik Aclimandos. Il n’empêche que l’alerte a été suffisamment chaude pour justifier une vague de répression sévère. Pas moins de 800 personnes arrêtés en 48 heures, dont deux députés de l’opposition, selon l’organisation américaine des droits de l’Homme, Human Rights Watch.
Au centre-ville, seule l’omniprésence des forces de police témoigne encore de ces deux jours de fièvre, qui ont saisi la capitale égyptienne. La tension est retombée, mais la colère reste la même. «Ce qu’ils font subir aux Irakiens c’est exactement comme s’ils le faisaient à nous Égyptiens. Nous sommes un seul peuple» lance Mervat, étudiante, qui vend des tee-shirts sur lesquels on peut lire: «Non à l’agression contre l’Irak et contre la Palestine». Chez les jeunes, dans les cafés, l’Irak est sur toutes les lèvres. Samia, 27 ans, employée de banque, envoie des messages SMS pour appeler ses amis «au boycott des produits américains». Une initiative du cheikh Amr Khaled, prédicateur adulé de la jeunesse aisée du Caire, qui incite aussi les Égyptiens à composer un numéro irakien au hasard, pour faire part de leur soutien.
La guerre en Irak est une nouvelle blessure dans un monde arabe déjà chauffé à blanc par l’Intifada palestinienne. «Le gouvernement réalise très bien que les passions de la rue égyptienne peuvent déborder, note Mounir Abdel Nour, député du parti d’opposition Wafd. L’homme de la rue est révolté. Il voit chaque jour les Palestiniens se faire tuer. Il a vu les Afghans se faire attaquer et maintenant il voit les Irakiens se faire massacrer».
«C’est un choc historique, ajoute Diaa Rashwan, chercheur au Centre d’études politiques et stratégiques d’Al-Ahram. Pour la première depuis la colonisation franco-britannique au XIXe siècle, un pays arabe est occupé par une armée étrangère». «Bombardements ennemis», «agresseurs anglo-américains», la presse égyptienne se fait l’écho du sentiment de frustration et d’impuissance d’une population exaspérée par une guerre ressentie comme «une agression contre le monde arabe et musulman».
«Le tour de l’Égypte viendra»
Cible désignée de effervescence populaire: l’Amérique de George Bush. «Cette guerre est la meilleure chose que l’Amérique pouvait faire pour les pays musulmans. Nous étions en sommeil depuis des centaines d’années et cette guerre nous réveille. Maintenant tout le monde sait que l’Amérique est notre plus grand ennemi», lance Mohamed, ingénieur, à la sortie de la prière du vendredi, devant la mosquée d’Al-Azhar. Contradiction éclatante entre un régime allié de Washington et une opinion publique violemment anti-américaine. Car l’Egypte reçoit chaque année deux milliards de dollars d’aide américaine. «Le prix de notre silence ! estime Saïd Naggar, président du New Civic Forum. Il est devenu évident que l’aide américaine ne sert pas le développement, mais à acheter la neutralité de l’Égypte à l’égard d’une politique dommageable pour la région, comme ils le font en Irak et en Palestine. Nous devrions être capable de dire NON à l’Amérique».
Prisonnière de sa dépendance économique vis-à-vis du parrain américain, l’Égypte a manqué de courage estime Mohamed Sid Ahmed, éditorialiste au journal Al-Ahram, signataire avec 28 intellectuels d’une lettre contre la position du président Moubarak, qui, au début de la guerre, faisait porter la responsabilité des frappes sur Saddam Hussein. «L’Égypte aurait mieux jouer en choisissant de rallier les positions de la France et de l’Allemagne. Cela aurait donné plus de poids au camp de la paix et aurait obligé les Américains à négocier», explique-t-il, certain que la présence américaine directe en Irak déplacera le centre de gravité du Moyen-Orient et affaiblira le rôle de l’Egypte. «Nous vivons un moment de bouleversement total de la région. Avec la victoire américaine sur l’Irak, va émerger un bloc américano-irako-israélien, peut-être avec la Jordanie et la famille hachémite. Ceci ne peut être qu’au désavantage du statut actuel de l’Égypte».
L’Égypte a donc tout à redouter de la volonté américaine de «démocratiser» le Moyen-Orient. «Nous n’avons pas de leçon de démocratie à recevoir» s’irrite Ahmed Maher, ministre des Affaires étrangères. Reste que le régime égyptien semble de plus en plus mal à l’aise entre son alliance avec les États-Unis et une opinion publique qui n’en voit aucun bénéfice. Du vendeur ambulant à l’éditorialiste, tous sont convaincus que les États-Unis ne s’arrêteront pas à l’Irak et que l’Égypte n’échappera pas au «remodelage» américain. Amel, secrétaire de direction, en est persuadée: «Notre tour viendra. D’abord, [les Américains] s’en prendront à la Syrie, l’Iran, le Soudan… puis le tour de l’Égypte viendra». Si l’explosion tant redoutée n’a pas eu lieu, l’intervention américaine en Irak a toutes les chances de radicaliser l’opinion égyptienne et de favoriser la convergence entre «forces nationalistes et islamistes» qui sont «les vraies forces du pays» note Diaa Raswhan. La semaine dernière, environ 300 étudiants islamistes ont manifesté en tenue de kamikaze à l’université du Caire, le visage recouvert du keffieh palestinien et le front ceint d’un bandeau vert portant la mention «martyr». Du jamais vu dans l’Égypte d’Hosni Moubarak.
Ecouter également:
Karim Lebhour évoque la montée de l'exaspération anti-américaine en Egypte (RFI-soir, 16 avril 2003)
L’avion pour Le Caire est presque vide. L’onde de choc de la guerre en Irak n’épargne pas l’Egypte et les touristes se font rares. Sur la route de l’aéroport, les portraits du président Moubarak accueillent le visiteur. Une semaine plus tôt, aux premiers jours de la guerre, celui suspendu au Pont du 6 Octobre était arraché par des manifestants en colère qui dénonçaient «la passivité du régime» alors que les missiles pleuvaient sur Bagdad. Ces manifestations non autorisées n’ont pas dépassé 20 000 personnes. «Pour une ville de 17 millions d’habitants, c’est peu», rappelle le politologue Tawfik Aclimandos. Il n’empêche que l’alerte a été suffisamment chaude pour justifier une vague de répression sévère. Pas moins de 800 personnes arrêtés en 48 heures, dont deux députés de l’opposition, selon l’organisation américaine des droits de l’Homme, Human Rights Watch.
Au centre-ville, seule l’omniprésence des forces de police témoigne encore de ces deux jours de fièvre, qui ont saisi la capitale égyptienne. La tension est retombée, mais la colère reste la même. «Ce qu’ils font subir aux Irakiens c’est exactement comme s’ils le faisaient à nous Égyptiens. Nous sommes un seul peuple» lance Mervat, étudiante, qui vend des tee-shirts sur lesquels on peut lire: «Non à l’agression contre l’Irak et contre la Palestine». Chez les jeunes, dans les cafés, l’Irak est sur toutes les lèvres. Samia, 27 ans, employée de banque, envoie des messages SMS pour appeler ses amis «au boycott des produits américains». Une initiative du cheikh Amr Khaled, prédicateur adulé de la jeunesse aisée du Caire, qui incite aussi les Égyptiens à composer un numéro irakien au hasard, pour faire part de leur soutien.
La guerre en Irak est une nouvelle blessure dans un monde arabe déjà chauffé à blanc par l’Intifada palestinienne. «Le gouvernement réalise très bien que les passions de la rue égyptienne peuvent déborder, note Mounir Abdel Nour, député du parti d’opposition Wafd. L’homme de la rue est révolté. Il voit chaque jour les Palestiniens se faire tuer. Il a vu les Afghans se faire attaquer et maintenant il voit les Irakiens se faire massacrer».
«C’est un choc historique, ajoute Diaa Rashwan, chercheur au Centre d’études politiques et stratégiques d’Al-Ahram. Pour la première depuis la colonisation franco-britannique au XIXe siècle, un pays arabe est occupé par une armée étrangère». «Bombardements ennemis», «agresseurs anglo-américains», la presse égyptienne se fait l’écho du sentiment de frustration et d’impuissance d’une population exaspérée par une guerre ressentie comme «une agression contre le monde arabe et musulman».
«Le tour de l’Égypte viendra»
Cible désignée de effervescence populaire: l’Amérique de George Bush. «Cette guerre est la meilleure chose que l’Amérique pouvait faire pour les pays musulmans. Nous étions en sommeil depuis des centaines d’années et cette guerre nous réveille. Maintenant tout le monde sait que l’Amérique est notre plus grand ennemi», lance Mohamed, ingénieur, à la sortie de la prière du vendredi, devant la mosquée d’Al-Azhar. Contradiction éclatante entre un régime allié de Washington et une opinion publique violemment anti-américaine. Car l’Egypte reçoit chaque année deux milliards de dollars d’aide américaine. «Le prix de notre silence ! estime Saïd Naggar, président du New Civic Forum. Il est devenu évident que l’aide américaine ne sert pas le développement, mais à acheter la neutralité de l’Égypte à l’égard d’une politique dommageable pour la région, comme ils le font en Irak et en Palestine. Nous devrions être capable de dire NON à l’Amérique».
Prisonnière de sa dépendance économique vis-à-vis du parrain américain, l’Égypte a manqué de courage estime Mohamed Sid Ahmed, éditorialiste au journal Al-Ahram, signataire avec 28 intellectuels d’une lettre contre la position du président Moubarak, qui, au début de la guerre, faisait porter la responsabilité des frappes sur Saddam Hussein. «L’Égypte aurait mieux jouer en choisissant de rallier les positions de la France et de l’Allemagne. Cela aurait donné plus de poids au camp de la paix et aurait obligé les Américains à négocier», explique-t-il, certain que la présence américaine directe en Irak déplacera le centre de gravité du Moyen-Orient et affaiblira le rôle de l’Egypte. «Nous vivons un moment de bouleversement total de la région. Avec la victoire américaine sur l’Irak, va émerger un bloc américano-irako-israélien, peut-être avec la Jordanie et la famille hachémite. Ceci ne peut être qu’au désavantage du statut actuel de l’Égypte».
L’Égypte a donc tout à redouter de la volonté américaine de «démocratiser» le Moyen-Orient. «Nous n’avons pas de leçon de démocratie à recevoir» s’irrite Ahmed Maher, ministre des Affaires étrangères. Reste que le régime égyptien semble de plus en plus mal à l’aise entre son alliance avec les États-Unis et une opinion publique qui n’en voit aucun bénéfice. Du vendeur ambulant à l’éditorialiste, tous sont convaincus que les États-Unis ne s’arrêteront pas à l’Irak et que l’Égypte n’échappera pas au «remodelage» américain. Amel, secrétaire de direction, en est persuadée: «Notre tour viendra. D’abord, [les Américains] s’en prendront à la Syrie, l’Iran, le Soudan… puis le tour de l’Égypte viendra». Si l’explosion tant redoutée n’a pas eu lieu, l’intervention américaine en Irak a toutes les chances de radicaliser l’opinion égyptienne et de favoriser la convergence entre «forces nationalistes et islamistes» qui sont «les vraies forces du pays» note Diaa Raswhan. La semaine dernière, environ 300 étudiants islamistes ont manifesté en tenue de kamikaze à l’université du Caire, le visage recouvert du keffieh palestinien et le front ceint d’un bandeau vert portant la mention «martyr». Du jamais vu dans l’Égypte d’Hosni Moubarak.
Ecouter également:
Karim Lebhour évoque la montée de l'exaspération anti-américaine en Egypte (RFI-soir, 16 avril 2003)
par Karim Lebhour
Article publié le 21/04/2003