Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Espace

Ariane 5 en zone de fortes turbulences

Le lancement de la 160e fusée européenne, prévu mardi soir, depuis le Centre spatial guyanais (CSG) à Kourou, a été reporté «à une date ultérieure», pour permettre des vérifications sur un des deux satellites embarqués, a annoncé Arianespace. Ariane 5 première version doit reprendre du service dans un contexte sans précédent. Sur le marché des satellites, la commande est en baisse depuis 2001. Sur celui des lanceurs la concurrence s’est intensifiée. Arianespace, dont les dettes frôlent les 450 millions d’euros en 2 ans, joue sa survie. Les budgets institutionnels du Centre national d’études spatiales (CNES) diminuent depuis plusieurs années. Et l’échec imprévu de la première Ariane 5-10 tonnes, le 11 décembre 2002, dont le coût est régulièrement revu à la hausse, va réduire les cadences de lancement jusqu’en 2005. En bout de chaîne, la Guyane pourrait perdre 5% de son PIB.
La scène est inhabituelle dans le monde feutré de l’industrie spatiale. Le 13 janvier dernier à Kourou, les vœux du président du Cnes (Centre national d’études spatiales), Alain Bensoussan, au personnel, tournent à la séance d’explication à huis clos entre direction et intersyndicale du Centre spatial guyanais (CSG), à l’abri des regards des journalistes et autres employés de la base refoulés à l’entrée de la salle Jupiter.

Depuis quelques jours, une lettre d’Antonio Rodota, directeur général de l’Agence spatiale européenne (ESA) datée du 7 janvier et adressée au président du Cnes circule sur le site intranet de la base. Le responsable de l’ESA y met violemment en cause la direction des lanceurs Ariane (DLA/ Cnes) suite à l’explosion en vol d’«Ariane 5-10 tonnes» le 11 décembre 2002 pointant: «une succession de deux échecs consécutifs d’un vol inaugural d’Ariane 5 (…) qui exige une modification profonde des méthodes de vérification des exigences et du système de revues». En février Jean-Charles Vincent, directeur d’Arianespace à Kourou le concèdera: «nos systèmes ont vieilli». Antonio Rodota réclamait en outre au CSG une économie de 40 millions d’euros sur trois ans. Le 31 janvier, poussé vers la sortie, Alain Bensoussan présentait sa démission: «faute de moyens».

Aujourd’hui comme jamais, l’aventure spatiale européenne semble engluée dans une impasse financière. La révision des procédures de qualification d’Ariane 5 première version (dite Ariane 5 G), l’échec d’Ariane 5 ECA (dite «Ariane 5-10 tonnes» pour sa capacité d’emport) laisse désormais une ardoise «officielle» de 700 millions d’euros. Car à l’instar de ce qui s’était passé pour Ariane 5 G après son explosion en tir inaugural en 1996, il y aura deux vols d’essai d’Ariane 5-10 tonnes pour rassurer les clients sur le moteur Vulcain 2. En attendant, Arianespace a commandé six nouveaux lanceurs génériques car seuls cinq restent disponibles.

Inquiétude chez les 1600 employés de la base de Kourou

L’option choisie, celle de convertir des lanceurs du lot P2.1 réservé à l’Ariane ECA, suscite la controverse. Les industriels ont déjà dû modifier leurs outillages pour l’«Ariane 5-10 tonnes» et cela va produire des Ariane 5 G hybrides «techniquement complexes avec des délais de fabrication très longs» analysait en février une synthèse de la DLA. Le 24 février, un rapport du conseil directeur du programme Ariane de l’ESA a avalisé l’option choisie par Arianespace: «il faut honorer le carnet de commande de 40 satellites d’Arianespace faute de quoi le remboursement des contrats mettrait cette société en faillite». Le rapport de l’ESA admettant par ailleurs que «sans équilibre financier de la production d’Ariane 5 pour 2005, la recapitalisation d’Arianespace serait compromise».

Souci supplémentaire, EADS, qui souhaite prendre le contrôle d’Arianespace, sous réserve justement de sa recapitalisation, fait monter la pression. Le groupe européen d’aéronautique et de défense refuse de financer le coût de l’échec de décembre et la commande de nouveaux lanceurs génériques. D’ailleurs, lors d’un entretien paru le 18 mars dans Les Echos, le responsable de la division spatiale du groupe EADS, François Auque a déclaré sans ambages que les Etats européens devaient participer au financement de l'échec du vol inaugural d’Ariane 5 ECA, estimant en outre qu’«il faudra entre 300 et 400 millions d'euros supplémentaires répartis sur les trois prochaines années».

Le 19 mars, dans une note interne préparatoire au sommet de l’ESA, officiellement prévu en mai prochain (mais peut-être reporté à septembre), Patrice Brudieu, le délégué aux Affaires européennes du Cnes s’est lui aussi montré formel: «La situation est extrêmement difficile (…) Il n’y a pas de solution budgétaire accessible à l’intérieur du périmètre des lanceurs (…) Il faut donc demander à l’ensemble des programmes de contribuer à rééquilibrer cette filière». Las! L’ESA a refusé d’abandonner la programmation de ses satellites scientifiques pour renflouer la filière lanceurs.

Tout cela n’est pas pour rassurer les 1600 employés du CSG à Kourou. Lors de son premier séjour en Guyane début mars, le nouveau président du Cnes Yannick d’Escatha a lui-même officialisé devant la presse le chiffre de 400 suppressions de poste sur la base, chiffre annoncé fin 2002 par l’intersyndicale du CSG mais que la direction locale se refusait à confirmer. La crainte des remous sociaux demeure tenace quand un emploi au Centre spatial induit quatre à six emplois en Guyane. D’ailleurs, conscients des enjeux, les syndicats guyanais les plus radicaux ont opté pour une position d’attente: «Nous aviserons après notre rencontre avec M. d’Escatha prévue le 9 avril» explique ainsi Jean-José Mathias délégué syndical UTG (Union des travailleurs guyanais) du Cnes «mais avec 100 sédentaires concernés par les suppressions de poste, il y aura forcément un plan social et là nous agirons».

Dans ce contexte fébrile, la confirmation d’un vol Ariane 5 n’aura jamais été aussi tardif. Samedi 5 avril, la répétition de l’aptitude lanceur, n’avait pu accoucher du feu vert à cause d’un souci de batterie sur le satellite indien Insat-3A, l’un des deux «satcom» qu’Ariane 5 doit mettre sur orbite avec le satellite américain Galaxy XII de PanAmSat. Le problème a été résolu dimanche et Arianespace a pu officialiser le vol 160 pour mardi 8 avril à 20 heures (heure de Guyane, 01h00 du matin le 9 avril à Paris). La tuyère d’Ariane 5 aura elle aussi suscité des inquiétudes ces dernières semaines. Une partie commune à Ariane 5 ECA et Ariane 5 G s’est en effet cassée lors de l’échec de décembre rendant une marge de calcul plus étroite que prévu sur l’Ariane 5 G.

Désormais, les décideurs de l’aventure spatiale européenne semblent vouloir étendre leurs projets au domaine militaire. C’est d’abord la commission ministérielle de réflexion sur la politique spatiale française qui en janvier identifiait «l’opportunité d’un accent particulier et d’une priorité affirmée sur le volet espace de la sécurité et de la défense». Lors de sa prise de fonction, Yannick d’Escatha n’a pas caché pas son attrait pour cette nouvelle orientation. Et François Auque a enfoncé le clou, le 18 mars, en demandant «des mesures de soutien des Etats européens qui assurent à partir de 2005 un plan de charge équilibré à la nouvelle Ariane 5 ECA, en attendant le développement de l’espace militaire sans lequel nous ne survivrons pas». Perspective qu’un ingénieur du Cnes analyse avec un brin de nostalgie: «Avec le dernier tir d’Ariane 4, le 15 février 2003, c’est sans doute le symbole de l’utilisation pacifique de l’espace qui s’en est allé».



par Frédéric  Farine

Article publié le 09/04/2003 Dernière mise à jour le 08/04/2003 à 22:00 TU