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Congo démocratique

La bataille de Bunia

Pour contrôler l’Ituri, son bois et son or, voire le détacher du Congo, des groupuscules rebelles congolais se disputent le chef-lieu Bunia. Des affairistes militaires ougandais activent des milices tribales contre leurs adversaires soutenus par Kigali ou Kinshasa. Les casques bleus de la Monuc assistent, impuissants, aux affrontements sanglants qui frappent en premier lieu la population civile.
Lundi, la Mission de l’Onu en République démocratique du Congo, la Monuc, estimait que les rebelles de l’Union des patriotes congolais (UPC) contrôlaient «la plus grande partie de Bunia». Chassé de Bunia le 6 mars dernier par ses parrains ougandais alarmés par ses ambitions personnelles sur l’Ituri, le chef de l’UPC, Thomas Lubanga, aurait donc emporté une première manche depuis le départ de la ville des derniers soldats ougandais (début mai). «Nous sommes en train d’éloigner les bandes de Lendu drogués au sud de Bunia», assure le chef militaire de l’UPC, le groupe armé à majorité hema. La guerre de l’Ituri n’en est pas pour autant finie. Car derrière les étiquettes ethniques, Kinshasa, Kampala et Kigali jouent une partie croisée dans laquelle la volatilité des alliances locales n’a d’égale que la richesse du terroir.

Au jour de sa victoire à Bunia, Thomas Lubanga s’emporte lorsque le représentant de la Monuc juge utile de citer le commandant des opérations militaires de l’UPC assurant qu’il a conquis la ville «en alliance et en coordination avec le Pusic», un autre groupe armé hema. «Faux et archi-faux», réplique Thomas Lubanga. Et pour cause : comme son nom l’indique, le Pusic, le Parti pour l’unité et la sauvegarde de l’intégrité du Congo ne partage pas la revendication autonomiste de Thomas Lubanga qui se verrait bien régner sur une République de l’Ituri détachée du Congo-Kinshasa, mais aussi de l’orbite ougandaise où il a lui-même gagné ses galons de seigneur de la guerre. Pire encore, le Pusic appartient à une organisation (Fipi) qui regroupe des communautés non hema comme le Front national intégriste (FNI) des Lendu justement, les principaux adversaires revendiqués par l’UPC. Les divisions de l’élite hema tournent aujourd’hui à la confrontation armée entre ceux qui tirent profit de la balkanisation, ceux qui veulent se tailler un fief indépendant en Ituri ou ceux qui escompte un pouvoir local comme marchepied pour accéder au cercle du pouvoir à Kinshasa.

En froid avec Kampala, Thomas Lubanga s’est tourné vers Kigali ce qui ne manque pas de nourrir le mythe régional d’une collusion Tutsi-Hima ( et Hema par apparentement) pour dominer les Grands lacs. Ce sentiment est largement partagé par nombre de Lendu, moins bien servis il est vrai que leurs voisins hema en terre et en pouvoir, et cela depuis des lustres. Cela n’empêche pas la compétition de sévir à l’intérieur de chacune des deux communautés comme dans les autres groupes ethniques d’une région qui a vu fleurir les milices tribales, les fameux Mayi Mayi. Ces combattants improvisés issus des différents terroirs se sont grandement militarisés depuis la fin des années quatre-vingt dix, grâce aux distributions d’armes décidées par des généraux ougandais en quête de supplétifs. Le mouvement s’est accéléré et démultiplié, au gré de filières affairistes concurrentes, à l’intérieur de cette même mouvance. Dans le camp adverse, des armes sont venues de Kinshasa et de Kigali. Au plan régional, c’est en effet une partie croisée qui se joue dans l’Ituri, entraînant des changements d’alliance permanents dans le camp congolais.

Selon les organisations de droits de l’homme, 50 000 personnes au moins auraient péri dans les différents affrontements qui ensanglantent l’Ituri depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Cette fois, à Bunia, la Monuc a même vu des rebelles prendre son siège d’assaut pour massacrer des civils. Ses soldats ont fait usage de leurs armes pour empêcher la prise de l’aéroport, mais pour le reste, les 625 casques bleus (en majorité uruguayens) déployés sur place ont assisté aux massacres de civils lendu à Bunia et recensé les dizaines de corps hema, hachés à la machette, dans la localité voisine de Drodo. La Monuc parle de 150 morts en quelques jours, Hema et Lendu confondus. Sa crédibilité est en jeu. Le président sud-africain Thabo Mbeki – médiateur dans la guerre du Congo – demande un nouveau mandat pour la Monuc qui plaide l’impuissance: «Nous n’avons pas assez d’hommes, nous n’avons pas de mandat, nous n’avons eu de cesse de lancer des signaux d’alarme et de demander des renforts. En vain». De son côté, le président ougandais Yoweri Museveni appelle au déploiement d’une force de l’Union africaine en Ituri, qualifiant le mandat onusien d’inutile puisque, dit-il «le mieux que la Monuc puisse faire, c’est de regarder sans agir».

Concurrence entre Kigali et Kampala

Museveni ne plaide pas pour un retour de ses troupes au Congo, où il est accusé d’attiser des haines ethniques. En retirant ses 6000 soldats début mai, il avait concédé la ville aux miliciens lendu tout en prophétisant le chaos. Un chaos dans lequel plusieurs généraux ougandais gardent la main, non seulement pour continuer à mener de prospères affaires en Ituri, mais aussi parce que là, comme aux frontières nord-ouest de l’Ouganda, désordre et rebelles justifient leur activisme militaire auprès de Museveni. Le président ougandais est en effet quelque peu impatienté par certains de leurs choix au Congo et en particulier par leur défaite à Kisangani, en 2000. C’est le chef de l’état-major ougandais, le commandant James Kazini, qui mène la danse ougandaise au Congo où il dirigeait les opérations militaires, une affaire juteuse pour lui, comme pour le frère de Museveni, Salim Saleh. Mais de nombreux autres Ougandais plus ou moins galonnés ont, parfois de manière concurrente, entretenu en Ituri de véritables fiefs économiques, avec le concours de Congolais de la place. Ces filières se recycleront pour ne pas disparaître. D’autant que Kampala ne supporterait pas de voir le Rwanda et ses alliés remplir le vide laissé par l’armée ougandaise.

Au nord-est du Congo, le district de l’Ituri est un réservoir d’or, de bois, et même de pétrole, une corne d’abondance - de 65 000 kilomètres carrés et de quelque quatre millions d’habitants répartis en une trentaine d’ethnies - attribuée à l’Ouganda dans le partage des zones d’influence en terre congolaise, convenu avec le Rwanda après la deuxième guerre du Congo (1998). Dans cette sphère économique qui recouvre une partie majeure des richesses congolaises, l’occupation militaire ouvre une perspective de retour sur investissement moins rentable que pousser sinon un pion du moins un allié à Kinshasa. Pour sa part, Kampala a très vite décidé de soutenir Jean-Pierre-Bemba et son Mouvement pour la libération du Congo, le MLC, tandis que Kigali assurait les arrières d’un Rassemblement démocratique congolais, le RCD, organisé à Goma à partir de mécontents du régime Kabila père, d’anciens mobutistes et d’autres militants égarés de la première guerre du Congo (1996). La lutte pour la présidence du RCD donna lieu à des scissions et à des changements de camp entre le RCD d’obédience rwandaise et le MLC sous influence ougandaise. Cela a entraîné une véritable guerre pour le contrôle de la ville de Kisangani entre les armées rwandaise et ougandaise.

En 1999, le général ougandais Kazini avait formé une nouvelle province congolaise à partir du haut Uélé et de l’Ituri. Mais c’est son ami congolais, le professeur Wamba dia Wamba qui a consolidé le district de l’Ituri en véritable province, avec Bunia comme «capitale» et point de passage obligé des marchandises congolaises en Ouganda. Premier président du RCD, Ernest Wamba est passé du côté ougandais avant de tomber dans les oubliettes de l’histoire locale au profit de successeurs installés à Bunia. Le dernier en date, Thomas Lubanga a conclu en janvier dernier un accord avec le RCD basé à Goma. Un camouflet pour l’Ouganda qui avait auparavant mis un deuxième fer au feu, aux côtés du fidèle Bemba, avec le petit RCD-National de Roger Lumbala, un groupuscule dissident du RCD-Goma rwandophile passé dans l’orbite de Kampala. Le RCD-N s’est tout particulièrement illustré au début de l’année dans des combats contre un autre adversaire, à la fois de Kigali et de Kampala, le RCD-ML (ou RCD-Kisangani) de Mbusa Nyamwisi, dans la région de Beni-Butembo.

Le nande Mbusa Nyamwisi est issu lui aussi du RCD-Goma. Passé dans le giron ougandophile de Jean-Pierre Bemba après la bataille de Kisangani, il est entré finalement dans le camp de Kinshasa au nom d’un nationalisme congolais effectivement partagé par nombre de miliciens mayi-mayi. Il avait pour fidèle second Thomas Lubanga justement, le chef de l’UPC, jusqu’à ce que ce dernier décide de rouler pour lui-même à Bunia. Jusqu’à présent, ce sont des chars ougandais qui allaient et venaient faire le service d’ordre entre leurs poulains, exfiltrant Wamba de Bunia en 2000 ou Bemba de Beni en 2001. Cette fois, Thomas Lubanga compte garder Bunia grâce à un appui militaire rwandais.



par Monique  Mas

Article publié le 12/05/2003