Social
Une dynamique de conflit s'installe
La situation sociale est incertaine et conflictuelle après l’échec des dernières négociations entre syndicats et gouvernement sur le dossier de la réforme des retraites. Le patronat invite les autorités à tenir bon. Les syndicats, entraînés par leurs bases, appellent à une nouvelle journée d’action, le 25 mai. En attendant, la mobilisation reste soutenue et les mouvements de protestation se poursuivent alors que de nouvelles rencontres doivent avoir lieu.
Conformément aux usages, les négociations ont duré toute la nuit. En vain. Les dernières propositions du ministre des Affaires sociales n'ont pas été à la hauteur des attentes syndicales. Ultimes propositions ? Voire : bien que le Premier ministre estime que le gouvernement ne peut aller au-delà dans les concessions sans pervertir l’architecture global de sa réforme, et que la rue ne gouverne pas, la tradition française exige que le pouvoir n’ignore pas les messages qui lui sont adressés par les manifestants, surtout lorsqu’ils défilent par centaines de milliers. Pertinent ou pas, la manifestation demeure en effet dans ce pays un mode de comptage des rapports de force de nature à influencer les décisions du pouvoir.
Forte du monopole qu’elle exerce sur la vie politique française, la droite, élue voici un an seulement, prend acte tout en proclamant sa volonté de s’affranchir de cette contrainte, véritable obstacle aux réformes qu’elle veut mener à bien. Selon elle, l’opinion publique a évolué depuis 1995, date du dernier grand conflit social français. La grogne avait profondément déstabilisé le gouvernement du Premier ministre Alain Juppé, qui n’avait alors pas mesuré la capacité de mobilisation et d’opposition des Français à ses réformes et s’était entêté jusqu’à trébucher et finalement tomber, entraînant quelques mois plus tard la majorité présidentielle vers une dissolution historique.
Car, indépendamment de l’aptitude des organisations syndicales à mobiliser et la puissance d’entraînement qu’on leur prête, ce pays est encore doté d’un système éducatif qui mène chaque année plus de 70% de ses lycéens jusqu’aux portes de l’enseignement supérieur. Cette situation ne peut pas ne pas avoir une profonde influence sur la capacité des gens à entendre, examiner, juger, choisir. Dans cette perspective, le discours en circulation au sein de la classe politique depuis une vingtaine d’années selon lequel, par déficit d’explications, les citoyens n’ont pas bien compris le sens profond de ce qu’ils rejettent (sinon ils ne le feraient pas) paraît ainsi intenable. Avec un taux de syndicalisation global d’environ 8%, la France est un pays sous-développé en la matière, en queue de peloton de la plupart des nations européennes. Pourtant, de toute évidence, il existe une opinion publique peu disposée à se laisser entraîner là où elle ne souhaite pas aller, en dépit de ce qu’on voudrait lui faire dire.
Le travail salarié, humiliation insupportable
Aujourd’hui, tant les syndicats que le gouvernement travaillent sous la pression d’une base qui n’a de compte à rendre à personne et qui reprendra toute son autonomie lorsque le coup de feu sera passé. Le gouvernement peut toujours se retourner vers les «partenaires sociaux», ces derniers, même les mieux disposés à son égard, ne peuvent guère faire mieux que traduire l’expression de l’opposition populaire. Tout le monde joue sa survie dans cette affaire, ou du moins sa crédibilité.
Car l’idée dominante que le système des retraites doit être réformé est acquise. En revanche ce sont la méthode et les moyens de la réforme qui font débats. Notamment l’idée d’un rallongement de la durée de cotisations dans un environnement déprimé et dans un contexte où, selon les économistes, il faudra attendre 2010 pour parvenir à un taux d’occupation de 50% de la classe d’âge des «seniors» (55-64 ans). Et encore, si l’activité est au rendez-vous ! Plus grave : il règne depuis l’adhésion de la gauche au libéralisme (au début des années 80), une furieuse atmosphère de lutte des classes alimentée par un détestable sentiment de régression de l’espace collectif et de dépérissement de l’idée même de solidarité. Pire : le travail a fini d’être attractif car non seulement il n’enrichit plus, mais les conditions dans lesquelles il s’exerce se sont considérablement dégradées. La pénibilité, le stress se sont fortement accrus sous la pression des gains de productivité, de la mise en concurrence des agents, de la course à l’amélioration des performances, l’autonomisation des tâches et l’abandon progressif des garde-fous sociaux qui, en fragilisant le travailleur, l’éloigne progressivement de l’esprit d’entreprise dont rêve le patronat.
Cette situation crée d’autre part un hiatus colossal entre les générations dont les plus anciennes, héritières d’une conception révolue, ont construit leur socialisation sur la vie professionnelle, alors que les plus jeunes, enfants de la crise, proclament désormais sans vergogne leur aversion pour le travail salarié, vécu comme une humiliation insupportable.
Ce contexte est évidemment lourd de conséquences sur le traitement des dossiers sociaux. Il donne à l’expression et à l’intensité des mécontentements un caractère à la fois imprévisible et compliqué à maîtriser. Il intervient massivement dans les débats et radicalise les positions. Il apporte aux problèmes une dimension apparemment irrationnelle mais objectivement explosive dont l’actuel gouvernement et les états-majors syndicaux sont en train de mesurer les effets dévastateurs et de tenter de les limiter, pour l’un, et d’essayer de canaliser pour les autres.
Forte du monopole qu’elle exerce sur la vie politique française, la droite, élue voici un an seulement, prend acte tout en proclamant sa volonté de s’affranchir de cette contrainte, véritable obstacle aux réformes qu’elle veut mener à bien. Selon elle, l’opinion publique a évolué depuis 1995, date du dernier grand conflit social français. La grogne avait profondément déstabilisé le gouvernement du Premier ministre Alain Juppé, qui n’avait alors pas mesuré la capacité de mobilisation et d’opposition des Français à ses réformes et s’était entêté jusqu’à trébucher et finalement tomber, entraînant quelques mois plus tard la majorité présidentielle vers une dissolution historique.
Car, indépendamment de l’aptitude des organisations syndicales à mobiliser et la puissance d’entraînement qu’on leur prête, ce pays est encore doté d’un système éducatif qui mène chaque année plus de 70% de ses lycéens jusqu’aux portes de l’enseignement supérieur. Cette situation ne peut pas ne pas avoir une profonde influence sur la capacité des gens à entendre, examiner, juger, choisir. Dans cette perspective, le discours en circulation au sein de la classe politique depuis une vingtaine d’années selon lequel, par déficit d’explications, les citoyens n’ont pas bien compris le sens profond de ce qu’ils rejettent (sinon ils ne le feraient pas) paraît ainsi intenable. Avec un taux de syndicalisation global d’environ 8%, la France est un pays sous-développé en la matière, en queue de peloton de la plupart des nations européennes. Pourtant, de toute évidence, il existe une opinion publique peu disposée à se laisser entraîner là où elle ne souhaite pas aller, en dépit de ce qu’on voudrait lui faire dire.
Le travail salarié, humiliation insupportable
Aujourd’hui, tant les syndicats que le gouvernement travaillent sous la pression d’une base qui n’a de compte à rendre à personne et qui reprendra toute son autonomie lorsque le coup de feu sera passé. Le gouvernement peut toujours se retourner vers les «partenaires sociaux», ces derniers, même les mieux disposés à son égard, ne peuvent guère faire mieux que traduire l’expression de l’opposition populaire. Tout le monde joue sa survie dans cette affaire, ou du moins sa crédibilité.
Car l’idée dominante que le système des retraites doit être réformé est acquise. En revanche ce sont la méthode et les moyens de la réforme qui font débats. Notamment l’idée d’un rallongement de la durée de cotisations dans un environnement déprimé et dans un contexte où, selon les économistes, il faudra attendre 2010 pour parvenir à un taux d’occupation de 50% de la classe d’âge des «seniors» (55-64 ans). Et encore, si l’activité est au rendez-vous ! Plus grave : il règne depuis l’adhésion de la gauche au libéralisme (au début des années 80), une furieuse atmosphère de lutte des classes alimentée par un détestable sentiment de régression de l’espace collectif et de dépérissement de l’idée même de solidarité. Pire : le travail a fini d’être attractif car non seulement il n’enrichit plus, mais les conditions dans lesquelles il s’exerce se sont considérablement dégradées. La pénibilité, le stress se sont fortement accrus sous la pression des gains de productivité, de la mise en concurrence des agents, de la course à l’amélioration des performances, l’autonomisation des tâches et l’abandon progressif des garde-fous sociaux qui, en fragilisant le travailleur, l’éloigne progressivement de l’esprit d’entreprise dont rêve le patronat.
Cette situation crée d’autre part un hiatus colossal entre les générations dont les plus anciennes, héritières d’une conception révolue, ont construit leur socialisation sur la vie professionnelle, alors que les plus jeunes, enfants de la crise, proclament désormais sans vergogne leur aversion pour le travail salarié, vécu comme une humiliation insupportable.
Ce contexte est évidemment lourd de conséquences sur le traitement des dossiers sociaux. Il donne à l’expression et à l’intensité des mécontentements un caractère à la fois imprévisible et compliqué à maîtriser. Il intervient massivement dans les débats et radicalise les positions. Il apporte aux problèmes une dimension apparemment irrationnelle mais objectivement explosive dont l’actuel gouvernement et les états-majors syndicaux sont en train de mesurer les effets dévastateurs et de tenter de les limiter, pour l’un, et d’essayer de canaliser pour les autres.
par Georges Abou
Article publié le 15/05/2003