Cameroun
Prière chiite à Douala
Fruit de la rencontre de deux musulmans camerounais qui furent d’abord sunnites, la communauté chiite formée en 1999 à Douala compte aujourd’hui plus de 1000 fidèles répartis en deux implantations. Reportage à la bibliothèque-salle de prière de New Bell-dispensaire.
De notre envoyée spéciale
Sur la route qui mène au quartier de New Bell-dispensaire, deux femmes voilées de noir de la tête aux pieds attendent un taxi. «Ce ne sont pas des chiites», tient à préciser Mohamadou III Salissou qui, en ce jeudi soir, me conduit à la rencontre des membres de la première communauté chiite de Douala, capitale économique du Cameroun. Quelques minutes plus tard, nous voici à l’entrée d’une petite salle de plain-pied, à la fois bibliothèque et lieu de prière. Les rayonnages sont couverts de livres, pour la plupart reliés, classés par thèmes. En lettres blanches sur fond vert, des intitulés simples: «Initiation», «La famille du prophète», «Les compagnons du prophète», «Islam/Occident (Coran et Bible)», «Jurisprudence (Halal-Haram)»… Au sol, des tapis sur lesquels les fidèles, qui arrivent par petits groupes, déroulent des nattes. Puis chacun dépose à ses pieds nus un morceau d’argile séché: tout à l’heure, quand il inclinera son front, le contact avec la terre sera ainsi, malgré le ciment, symboliquement maintenu.
Mohamadou III Salissou me présente Salama –vêtue, elle, de vert et de blanc. Nous nous asseyons dans l’espace réservé aux femmes, au fond de la salle. Au mur, encadrées de baguettes dorées, des photos représentent Jérusalem, Médine et la Mecque ainsi que la maison de l’imam Ali à Kufa, la tombe d’Hussein, petit-fils d’Ali, à Kerbala (Irak) ou la mosquée de Mashad (Iran). La prière débute. Le jeudi soir, elle est suivie de la Do’a, «supplication adressée à Dieu pour qu’il satisfasse nos besoins, accorde ses bienfaits et pardonne nos péchés», ainsi que l’explique le petit livre distribué aux fidèles. Pour chaque phrase, le fascicule propose la version phonétique, la version arabe et une traduction en français. Il permet ainsi aux non arabisants de suivre la prière déclamée par l’aumônier iranien. Au milieu de la récitation, une brève interruption: l’aumônier prêche. Ses propos sont traduits par l’imam camerounais, cheick Hassan, francophone parlant couramment l’arabe.
Constituée en 1999, la communauté chiite de Douala est le fruit de la rencontre de deux hommes, deux musulmans qui furent d’abord sunnites et dont les parcours parallèles finirent par se croiser. Mohamadou III Salissou –45 ans aujourd’hui–, cadre supérieur dans une grande banque de la place, a longtemps été une personnalité reconnue de la communauté sunnite. Ses recherches personnelles lui font découvrir, en 1998, la voie chiite. Soucieux de ne pas garder pour lui ce qu’il tient pour vrai, il organise, en mars 1999, une rencontre des musulmans de toute la province du Littoral.
Dix soirs de suite, une quarantaine de responsables, intellectuels et imams débattent. Les discussions sont houleuses. Convaincu d’avoir trouvé la bonne voie, M. Salissou persiste. Mais la naissance de la communauté sera douloureuse. «Au Cameroun, pays laïc, il y a de la place pour toutes les religions, à condition que chacun respecte les lois de la République. Cela n’a pas été compris par certains compatriotes qui se voyaient avoir le monopole du label de l’islam. Actuellement, une bonne entente règne entre les autres musulmans et nous, aussi je préfère ne pas revenir sur ce passé.»
Cheick Nsangou Hassan a lui aussi grandi dans l’islam sunnite. De 1993 à 1997, il suit, à l’Université internationale d’Afrique de Khartoum (Soudan), un cursus d’étude comparée des religions qui lui donne une bonne connaissance du christianisme autant que des différentes branches de l’islam. Lors d’une conférence à l’Akwa-Palace, l’un des grands hôtels doualais, il rencontre un aumônier iranien qui lui remet une vingtaine de livres d’inspiration chiite, tout en lui recommandant la plus grande discrétion quant à leur contenu, les tenants du sunnisme voyant rarement d’un bon œil les thèses chiites se propager.
Est-ce cette mise en garde qui l’influence ? Toujours est-il que lorsqu’il emménage en face de chez Mohamadou III Salissou, cheick Hassan se méfie d’abord de lui. Avant de constater que, comme lui-même désormais, le banquier est véritablement convaincu par le chiisme. En novembre 1999, la bibliothèque Ahl Ul Bayt ouvre ses portes, abritée dans un local appartenant au banquier, qui règle seul les factures d’eau et d’électricité. Un peu plus tard, un Centre linguistique est créé, dans le quartier de Bonapriso cette fois, rue Njo Njo.
L’aumônier iranien achève un séjour de trois ans
Ahl ul Bayt peut se traduire par «les gens de la maison». Le concept est essentiel dans la tradition chiite, qui se réfère en permanence à ceux que le Prophète a distingué parmi ses proches –Ali, Fatima, Hassan et Hussein– auxquels sont venus s’ajouter les neuf imams descendant d’Hussein. Il existe d’ailleurs une Assemblée mondiale Ahl Ul Bayt, née en 1980 en Iran et dont le secrétaire général actuel, Ali Akbar Velayati (ancien ministre des Affaires étrangères de la République islamique), définit ainsi la mission principale: «Revivifier et développer la culture d’un islam mohammédien pur, sauvegarder et défendre le saint Coran et les traditions du saint Prophète de façon à protéger l’existence et les droits des musulmans.» C’est à cette association mondiale qu’appartient l’aumônier iranien, cheick Alavi Payan, qui achève en septembre prochain un séjour de trois ans à Douala; il est entièrement pris en charge par l’association. Cheick Hassan, lui, bénéficie d’une aide mensuelle de 70 000 F CFA (environ 107 euros) assurée par le khums, la contribution volontaire basée sur le surplus net des revenus annuels de chaque fidèle.
Lors de la première réunion de vulgarisation du chiisme, en 1999, seuls deux Camerounais manifestent ouvertement leur adhésion. Aujourd’hui, on compte environ 200 adultes convertis. Un chiffre à multiplier au moins par trois avec les enfants. Une communauté équivalente en nombre a «essaimé» au nord-ouest de Douala, à Koumboo, un petit village du département du Noun. C’est là, dans une zone à faible scolarisation, que sera bientôt inaugurée la première école chiite du pays. «Il s’agit, précise M. Salissou, d’une école ayant comme programme celui de l’Education nationale et de l’islam. Comme il en existe pour les catholiques ou les protestants. Nous nous conformons aux dispositions légales en matière d’ouverture d’établissement scolaire, et le projet est favorablement accueilli. Les villageois ont d’ailleurs donné deux des quatre hectares du terrain sur lequel le bâtiment de trois classes est en construction. Le sultan des Bamoun a également réagi positivement.»
L’école primaire confessionnelle devrait être inaugurée d’ici septembre 2003, et accueillir 50 élèves par classe dans une zone où l’on compte facilement 100 élèves pour un maître. Elle a été financée pour partie par le khums, le reste venant de contributions spéciales des membres (avocats, cadres du secteur privé, hommes d’affaires, cultivateurs). Le programme d’extension prévoit la construction de trois classes par an.
La prière touche à sa fin. Les fidèles camerounais ont été rejoints par deux Libanais. «Ils venaient pour la première fois, précisera plus tard M. Salissou. La plupart des chiites libanais du Cameroun sont peu pratiquants et jusqu’à ce jour, nous avons eu très peu de contacts. Ils sont environ 200 à Douala, mais seuls deux ou trois viennent de façon sporadique.»
Après le partage spirituel, le partage temporel: les nattes une fois repliées, un repas offert par les fidèles est distribué et immédiatement consommé. La discussion reprend avec Salama, mais aussi Khadija, Halima et Mariam. Toutes insistent sur le caractère plus concret, plus simple du chiisme par rapport au sunnisme. Ou sur la place que la voie chiite réserve aux femmes. «La notion de genre, redécouverte par les organismes internationaux de développement, existe déjà dans le chiisme, affirme Khadija. On compte sur les femmes, qu’on encourage à étudier…» Le débat pourrait durer longtemps, mais dehors la nuit est déjà tombée. Une chose est sûre, en tout cas: à Douala, les fidèles au féminin ne sont pas les moins convaincues.
Sur la route qui mène au quartier de New Bell-dispensaire, deux femmes voilées de noir de la tête aux pieds attendent un taxi. «Ce ne sont pas des chiites», tient à préciser Mohamadou III Salissou qui, en ce jeudi soir, me conduit à la rencontre des membres de la première communauté chiite de Douala, capitale économique du Cameroun. Quelques minutes plus tard, nous voici à l’entrée d’une petite salle de plain-pied, à la fois bibliothèque et lieu de prière. Les rayonnages sont couverts de livres, pour la plupart reliés, classés par thèmes. En lettres blanches sur fond vert, des intitulés simples: «Initiation», «La famille du prophète», «Les compagnons du prophète», «Islam/Occident (Coran et Bible)», «Jurisprudence (Halal-Haram)»… Au sol, des tapis sur lesquels les fidèles, qui arrivent par petits groupes, déroulent des nattes. Puis chacun dépose à ses pieds nus un morceau d’argile séché: tout à l’heure, quand il inclinera son front, le contact avec la terre sera ainsi, malgré le ciment, symboliquement maintenu.
Mohamadou III Salissou me présente Salama –vêtue, elle, de vert et de blanc. Nous nous asseyons dans l’espace réservé aux femmes, au fond de la salle. Au mur, encadrées de baguettes dorées, des photos représentent Jérusalem, Médine et la Mecque ainsi que la maison de l’imam Ali à Kufa, la tombe d’Hussein, petit-fils d’Ali, à Kerbala (Irak) ou la mosquée de Mashad (Iran). La prière débute. Le jeudi soir, elle est suivie de la Do’a, «supplication adressée à Dieu pour qu’il satisfasse nos besoins, accorde ses bienfaits et pardonne nos péchés», ainsi que l’explique le petit livre distribué aux fidèles. Pour chaque phrase, le fascicule propose la version phonétique, la version arabe et une traduction en français. Il permet ainsi aux non arabisants de suivre la prière déclamée par l’aumônier iranien. Au milieu de la récitation, une brève interruption: l’aumônier prêche. Ses propos sont traduits par l’imam camerounais, cheick Hassan, francophone parlant couramment l’arabe.
Constituée en 1999, la communauté chiite de Douala est le fruit de la rencontre de deux hommes, deux musulmans qui furent d’abord sunnites et dont les parcours parallèles finirent par se croiser. Mohamadou III Salissou –45 ans aujourd’hui–, cadre supérieur dans une grande banque de la place, a longtemps été une personnalité reconnue de la communauté sunnite. Ses recherches personnelles lui font découvrir, en 1998, la voie chiite. Soucieux de ne pas garder pour lui ce qu’il tient pour vrai, il organise, en mars 1999, une rencontre des musulmans de toute la province du Littoral.
Dix soirs de suite, une quarantaine de responsables, intellectuels et imams débattent. Les discussions sont houleuses. Convaincu d’avoir trouvé la bonne voie, M. Salissou persiste. Mais la naissance de la communauté sera douloureuse. «Au Cameroun, pays laïc, il y a de la place pour toutes les religions, à condition que chacun respecte les lois de la République. Cela n’a pas été compris par certains compatriotes qui se voyaient avoir le monopole du label de l’islam. Actuellement, une bonne entente règne entre les autres musulmans et nous, aussi je préfère ne pas revenir sur ce passé.»
Cheick Nsangou Hassan a lui aussi grandi dans l’islam sunnite. De 1993 à 1997, il suit, à l’Université internationale d’Afrique de Khartoum (Soudan), un cursus d’étude comparée des religions qui lui donne une bonne connaissance du christianisme autant que des différentes branches de l’islam. Lors d’une conférence à l’Akwa-Palace, l’un des grands hôtels doualais, il rencontre un aumônier iranien qui lui remet une vingtaine de livres d’inspiration chiite, tout en lui recommandant la plus grande discrétion quant à leur contenu, les tenants du sunnisme voyant rarement d’un bon œil les thèses chiites se propager.
Est-ce cette mise en garde qui l’influence ? Toujours est-il que lorsqu’il emménage en face de chez Mohamadou III Salissou, cheick Hassan se méfie d’abord de lui. Avant de constater que, comme lui-même désormais, le banquier est véritablement convaincu par le chiisme. En novembre 1999, la bibliothèque Ahl Ul Bayt ouvre ses portes, abritée dans un local appartenant au banquier, qui règle seul les factures d’eau et d’électricité. Un peu plus tard, un Centre linguistique est créé, dans le quartier de Bonapriso cette fois, rue Njo Njo.
L’aumônier iranien achève un séjour de trois ans
Ahl ul Bayt peut se traduire par «les gens de la maison». Le concept est essentiel dans la tradition chiite, qui se réfère en permanence à ceux que le Prophète a distingué parmi ses proches –Ali, Fatima, Hassan et Hussein– auxquels sont venus s’ajouter les neuf imams descendant d’Hussein. Il existe d’ailleurs une Assemblée mondiale Ahl Ul Bayt, née en 1980 en Iran et dont le secrétaire général actuel, Ali Akbar Velayati (ancien ministre des Affaires étrangères de la République islamique), définit ainsi la mission principale: «Revivifier et développer la culture d’un islam mohammédien pur, sauvegarder et défendre le saint Coran et les traditions du saint Prophète de façon à protéger l’existence et les droits des musulmans.» C’est à cette association mondiale qu’appartient l’aumônier iranien, cheick Alavi Payan, qui achève en septembre prochain un séjour de trois ans à Douala; il est entièrement pris en charge par l’association. Cheick Hassan, lui, bénéficie d’une aide mensuelle de 70 000 F CFA (environ 107 euros) assurée par le khums, la contribution volontaire basée sur le surplus net des revenus annuels de chaque fidèle.
Lors de la première réunion de vulgarisation du chiisme, en 1999, seuls deux Camerounais manifestent ouvertement leur adhésion. Aujourd’hui, on compte environ 200 adultes convertis. Un chiffre à multiplier au moins par trois avec les enfants. Une communauté équivalente en nombre a «essaimé» au nord-ouest de Douala, à Koumboo, un petit village du département du Noun. C’est là, dans une zone à faible scolarisation, que sera bientôt inaugurée la première école chiite du pays. «Il s’agit, précise M. Salissou, d’une école ayant comme programme celui de l’Education nationale et de l’islam. Comme il en existe pour les catholiques ou les protestants. Nous nous conformons aux dispositions légales en matière d’ouverture d’établissement scolaire, et le projet est favorablement accueilli. Les villageois ont d’ailleurs donné deux des quatre hectares du terrain sur lequel le bâtiment de trois classes est en construction. Le sultan des Bamoun a également réagi positivement.»
L’école primaire confessionnelle devrait être inaugurée d’ici septembre 2003, et accueillir 50 élèves par classe dans une zone où l’on compte facilement 100 élèves pour un maître. Elle a été financée pour partie par le khums, le reste venant de contributions spéciales des membres (avocats, cadres du secteur privé, hommes d’affaires, cultivateurs). Le programme d’extension prévoit la construction de trois classes par an.
La prière touche à sa fin. Les fidèles camerounais ont été rejoints par deux Libanais. «Ils venaient pour la première fois, précisera plus tard M. Salissou. La plupart des chiites libanais du Cameroun sont peu pratiquants et jusqu’à ce jour, nous avons eu très peu de contacts. Ils sont environ 200 à Douala, mais seuls deux ou trois viennent de façon sporadique.»
Après le partage spirituel, le partage temporel: les nattes une fois repliées, un repas offert par les fidèles est distribué et immédiatement consommé. La discussion reprend avec Salama, mais aussi Khadija, Halima et Mariam. Toutes insistent sur le caractère plus concret, plus simple du chiisme par rapport au sunnisme. Ou sur la place que la voie chiite réserve aux femmes. «La notion de genre, redécouverte par les organismes internationaux de développement, existe déjà dans le chiisme, affirme Khadija. On compte sur les femmes, qu’on encourage à étudier…» Le débat pourrait durer longtemps, mais dehors la nuit est déjà tombée. Une chose est sûre, en tout cas: à Douala, les fidèles au féminin ne sont pas les moins convaincues.
par Ariane Poissonnier
Article publié le 25/05/2003