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Liberia

Négociations au Ghana

Le tribunal spécial sur les crimes contre l’humanité en Sierra Leone vient d’inculper le président Taylor au moment même où s’ouvrent les pourparlers avec ses rebelles du Mouvement des Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie (Lurd) et du Mouvement pour la démocratie au Libéria (Model). Mais pour ne pas négocier avec eux directement, Taylor avait déjà délégué son ministre des Affaires extérieures, Lewis Brown, à la table ronde organisée du 4 au 6 juin, à Akosombo, tout près de la capitale ghanéenne, sous l’égide de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et du Groupe de contact international pour le Liberia (GCIL), formé par les Nations unies avec l’Union européenne, l’Union africaine, les Etats-Unis, la France, le Sénégal, le Nigeria, le Ghana et le Maroc. Côté rebelles, Lurd et Model ont obtenu des représentations distinctes et pèseront donc doublement dans cette joute avec le régime Taylor. La société civile et les dix-huit partis autorisés au Liberia n’en seront que de simples spectateurs. Les autres acteurs régionaux de la guerre du Liberia ne sont pas non plus au programme.
La Cedeao a choisi l’ancien président nigérian Abdulsalami Abubakar comme médiateur de la table ronde qui doit réunir les belligérants pendant au moins trois jours à Akosombo, au Ghana. L’objectif a été défini début mai à Bruxelles par le Groupe de contact. Très classiquement, il a préconisé un cessez-le-feu immédiat et l’envoi d’une force pour stabiliser un processus de paix, mais aussi pour procéder au désarmement des troupes rivales. Parallèlement, les pressions se sont multipliées sur le régime Taylor, avec en particulier, le 6 mai dernier, le renouvellement pour un an des sanctions de l’Onu, et notamment l’embargo sur les armes et le commerce des diamants, renforcées d’une interdiction frappant les exportations de bois, sa principale ressource financière. En outre, ce 4 juin, le tribunal spécial sur les crimes de guerre en Sierre Leone a inculpé Charles Taylor pour son soutien aux rebelles sierra-léonais. Mais surtout, depuis l’apparition en mars dernier du Model, au sud-est du pays, le régime Taylor est pris en étau à l’intérieur d’une petite zone de territoire entourant Monrovia, la capitale. Pire encore, la porte de sortie ivoirienne, qu’il a tenté de se ménager à Danané, à l’ouest de la Côte d’Ivoire, risque de se verrouiller plus tôt que prévu.

Le Lurd et le Model tiendraient aujourd’hui plus de 70 % du Liberia et notamment les ports, empêchant le transit d’une partie non négligeable des matières premières qui financent les achats d’armes de Charles Taylor. En outre, ses manœuvres en Côte d’Ivoire lui ont valu un double effet boomerang. D’une part, nombre de combattants à son service ont fini par s’installer de l’autre côté de la frontière où le paiement sur l’habitant est plus fructueux. Ils sont désormais autant incontrôlables pour lui que pour leurs nouveaux amis ivoiriens. D’autre part, la riposte du régime Gbagbo par Model interposé s’avère cuisante. Après le port de Greenville enlevé le 29 avril dernier, le Model s’est en effet emparé de ceux de Harper et de Pleebo, début mai. En outre, la nouvelle configuration politique ivoirienne s’accommode de plus en plus difficilement de l’armée dont le général Gueï a lancé la formation fin 2000 avec le concours de son vieil ami Taylor qui lui renvoyait ainsi l’ascenseur pour l’appui apporté sous Houphouët-Boigny.

La répartition des tâches entre le Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI), le Mouvement patriotique du grand Ouest (Mpigo) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) tourne à la confrontation dans l’Ouest ivoirien et lézarde l’axe Ouagadougou-Monrovia. Pourtant, Mpigo et MJP, avaient constitué un renfort opportun sur le flanc ouest du MPCI, en novembre 2002. Ils devaient aussi consolider l’ancrage du Liberia chez son voisin, au mieux pour permettre l’utilisation du port de San Pedro, au sud-ouest de la Côte d’Ivoire, au pire pour donner à Charles Taylor une base arrière à Danané, au cas où il devrait renoncer au pouvoir à Monrovia, c’est-à-dire, dans son esprit de seigneur de la guerre, battre retraite avant de reprendre la lutte armée. Dans cette perspective, Charles Taylor avait mandaté plusieurs de ses généraux pour organiser les Ivoiriens du cru et des troupes libériennes. Son homme de main sierra-léonais Sam Bockarie aussi était de la partie.

Métastases régionales

Une petite semaine avant sa mort annoncée au Libéria début mai, Sam Bockarie sillonnait Danané en grandes et bruyantes pompes. Dans cette métropole de l’Ouest ivoirien, la vox populi lui attribuait résidence à l’hôtel et rang de «gouverneur», sinon de «président». En tant que Sierra-Léonais, son corps a été remis au tribunal spécial de Freetown qui le recherchait pour les crimes contre l’humanité commis par le Front révolutionnaire uni (Ruf). Un témoin de moins pour Charles Taylor dont le ministre de la Défense accuse aujourd’hui Bockarie d’avoir été «recruté par des étrangers pour déstabiliser le Liberia et renverser le gouvernement». Son cadavre est à l’autopsie. Les souvenirs qu’il laisse interrogent d’abord les juges sur les horreurs de la guerre civile en Sierra Leone. Ses hommes courent toujours en Côte d’Ivoire, au service d’eux-mêmes peut-être. Mais le Lurd et le Model ont aussi des quartiers de ce côté là de la frontière, dans la Guinée voisine également.

Le Groupe de contact avait envoyé une mission d’évaluation à Monrovia début mai. L’un de ses participants, membre du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’Onu (Ocha), Daniel Augstburger justifiait le fait que Lurd et Model siègent séparément à la table des négociations d’Akosombo – la position de l’Onu selon lui – en déclarant que «les divergences entre les deux groupes ont été évidentes dans le passé» et que «Le Lurd vient de Guinée, tandis que le Model utilise essentiellement la Côte d’Ivoire». Il ajoute que le Lurd est surtout composé de Mandingues et de Krahn, tandis que le Model rassemblerait surtout des Khran. Reste que les deux groupes armés ont le même programme minimum : renverser Taylor. Un très petit dénominateur commun, certes, mais qui caractérise le déficit de structuration politique aussi manifeste dans l’un et l’autre groupe que par exemple du côté de leurs alter ego ivoiriens, Mpigo et MJP.

Les combattants du Lurd proviennent de factions libériennes rompues à la guerre depuis le coup d’Etat du sergent Samuel Doe en avril 1980 et la tentative de putsch (1985) puis la guerre lancée contre lui le 24 décembre 1989 par Charles Taylor. Taylor au pouvoir une décennie plus tard, toutes sortes de mécontents de son régime sont venus s’agréger. Ils se sont organisés à Freetown en Sierra Leone autour d’un «président du comité national exécutif», Sekou Damate Conneh très proche du président guinéen Lansana Conté. Les troupes du Lurd ne proviennent pas des seules communautés mandingue et krahn. Mais celles-ci ont beaucoup contribué à l’extension de la guerre du Liberia en Guinée. Taylor a armé des opposants guinéens, finalement repoussés par les hommes du Lurd bénéficiant de centres d’entraînement et autres facilités logistiques en territoire guinéen. Le Lurd est également présent au nord ouest de la Côte d'Ivoire et nombre d’observateurs considèrent le Model comme une métastase de ce mouvement très composite, dans le Sud-Ouest ivoirien.

A côté, et parfois aux côtés, de ces groupes étiquetés, tout un mercenariat régional s’est développé au gré des alliances entre chefs de file, mais aussi au fur et à mesure où les stocks d’armes exportés de l’ancienne Europe de l’Est étaient mis en circulation au Liberia, puis en Sierra Leone et aujourd’hui, en Côte d’Ivoire et en Guinée. C’est ainsi que par exemple dans l’Ouest ivoirien les combattants «libériens» sont souvent des Burkinabé et le désordre ambiant commence à attirer de jeunes Guinéens «chômeurs». Le conflit du Libéria s’est régionalisé et même internationalisé si l’on en croit les experts en trafic d’armes et blanchiment d’argent qui considèrent Monrovia-Ouagadougou-Abidjan-Conakry comme le nouveau carré d’as des reconvertis de la guerre froide et même d’Al Quaeda.

Akosombo est prévu comme un huis clos libérien sur lequel vont se pencher de plus ou moins lointaines bonnes fées. Celles de la Cedeao savent, bien sûr, que c’est la région toute entière qui coure un grave danger. Elle risque en effet de succomber aux rivalités qui ont fait entrer des loups dans la bergerie ouest-africaine. En la matière, le petit jeu diplomatique des bons et des méchants menace de faire prendre une partie du problème pour son tout.



par Monique  Mas

Article publié le 04/06/2003