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Etats-Unis

Les immigrés victimes de la lutte anti-terroriste

Près de 13 000 arabes et musulmans risquent selon le New York Times d'être expulsés des Etats-Unis après s'être volontairement fait recenser par les services d'immigration. Il pourrait s'agir de la plus grosse vague d'expulsion depuis les attentats du 11 septembre. Les organisations de défense des droits de l'Homme dénoncent une campagne discriminatoire.
De notre correspondant à New York

Qu'ils soient arabes, musulmans, ou originaires d'Asie du Sud-Est, les immigrants qui ont élu domicile à New York, ville d'accueil par excellence, vivent pour beaucoup dans la méfiance. Dans chaque quartier d'immigration circulent des histoires. Un tel a disparu, sans que sa famille sache ce qu'il est devenu, peut-être secrètement détenu par la justice américaine. Tel autre a été arrêté et menotté alors qu'il se faisait recenser. Un troisième n'a pas pu revenir aux États-Unis après des vacances au pays. Certains ont la conviction que leurs conversations et leur correspondance sont épiées. «La façon dont le gouvernement a raflé certaines personnes fait penser au phénomène des disparus en Argentine» déplore Donna Lieberman, directrice de la New York Civil liberties union. «Les immigrés n'osent même plus aller à la police lorsqu'ils sont témoins ou victimes d'un crime. Ils hésitent à se faire remarquer à l'école de leurs enfants, et ils ont peur d'être refusés aux urgences des hôpitaux» explique-t-elle à RFI. Et de citer l'exemple de cette femme arabe, victime de violence domestique, expulsée du pays juste après le procès censé lui rendre justice.

Sans qu'il soit possible de chiffrer le phénomène, des milliers d'étrangers en situation irrégulière ou en cours de régularisation ont préféré quitter le pays, soit pour le Canada voisin, plus accueillant, soit pour leur pays d'origine. «Il est si difficile de respecter à la lettre les lois sur l'immigration et l'administration est tellement mal organisée que la justice peut toujours expulser qui elle veut, explique Donna Lieberman. Certains de ces gens sont techniquement en situation irrégulière, mais ils peuvent avoir été amenés ici par leurs parents. Leur femme et leurs enfants vivent ici. C'est leur pays, leur vie». Le gouvernement se sert en fait des lois sur l'immigration dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Il les fait respecter de manière beaucoup plus stricte pour les immigrés originaires de pays musulmans que pour ceux originaires d'Amérique centrale ou du sud. Selon le New York Times, ces deux dernières années, le nombre de Pakistanais, Jordaniens, Libanais et Marocains expulsés a été multiplié par deux.

Toujours d'après le quotidien, plus de 13 000 hommes arabes et musulmans risquent d'être expulsés du pays après s'être volontairement fait recenser par les autorités. Ils représentent environ 16% des 82 000 hommes âgés de 16 ans et plus, originaires de 25 pays arabes et musulmans considérés à risque et qui ont dû se signaler aux autorités dans le cadre d'une campagne destinée à lutter contre le terrorisme dans la foulée du 11 septembre. Sur ces 82 000 personnes, seule une poignée sont soupçonnées de liens avec des organisations terroristes. Les 13 000 qui risquent d'être expulsés sont simplement en situation irrégulière. Certains ont entamé depuis des années des démarches pour se faire régulariser, mais ils attendent la décision d'une des administrations les plus inefficaces du pays. En se soumettant volontairement au programme de recensement, ils espéraient obtenir la bienveillance des autorités. Apparemment, ils se sont trompés et pourraient faire partie de la pire vague d'expulsion depuis les attentats du 11 septembre.

Conditions de détention «excessivement sévères»

Ce nouveau coup porté à l'image des États-Unis comme étant un pays d'accueil, épris de liberté, intervient alors que le Département de la Justice est vivement critiqué pour ses pratiques jugées discriminatoires. Après le 11 septembre, près de 700 personnes ont été arrêtées dans le cadre d'un coup de filet anti-terroriste, mais presque toutes ont été expulsées pour des violations mineures des lois sur l'immigration. Le gouvernement a conservé les noms et les motifs des arrestations secrets. Un rapport interne du Département de la Justice a relevé des pratiques douteuses qui ont eu pour conséquences de laisser traîner en prison des innocents. Selon le rapport, les agents du FBI ont fait peu d'efforts pour disculper de toute connexion terroriste les immigrés arrêtés au hasard. Alors que certains juristes du ministère se sont élevés contre des pratiques légalement tendancieuses, les responsables politiques les ont fait taire. Les personnes visées étaient des hommes musulmans, souvent des Pakistanais vivant à New York ou dans sa banlieue.

Toujours selon le rapport, les immigrants détenus dans le Metroplitan Detention Center de Brooklyn ont été régulièrement victimes «d'abus physiques et verbaux» et de conditions de détention «excessivement sévères». Certains n'ont pu contacter aucun avocat ou membres de leur famille et ont dû attendre des semaines avant de savoir de quoi ils étaient accusés. D'autres ont été victimes de dénonciations calomnieuses ou d'erreurs grossières. Présumés coupables, ces hommes ont été victimes de tactiques parfois «perverses». Selon le New York Times «On a donné à certains détenus les noms d'avocats à appeler, mais avec des numéros de téléphone inexacts (...). Ils avaient parfois droit à un appel par semaine pour tenter de joindre leur avocat, et certaines fois, une ligne occupée ou un faux numéro comptaient».

Sans les attentats du 11 septembre, la quasi-totalité de ces personnes n'auraient jamais été arrêtées et expulsées. Mais loin de faire amende honorable et de corriger ces pratiques, le Département de la Justice persiste et signe par la voix d'un porte-parole: «Nous n'avons pas à nous excuser d'avoir trouvé tous les moyens légaux possibles pour protéger le public américain contre de nouvelles attaques terroristes». Cette politique a pourtant donné très peu de résultats en matière de lutte contre le terrorisme. Et selon Anthony Romero, directeur de l'American Civil Liberties Union (ACLU), «la guerre contre la terreur est rapidement devenue la guerre contre les immigrants». Peu de politiques ont osé se saisir du dossier, mais le Sénateur démocrate du Massachusetts, Edward Kennedy, a comparé le traitement des immigrants détenus après le 11 septembre à celui des Japonais résidant aux Etats-Unis pendant la deuxième guerre mondiale, «lorsque le gouvernement a fait peu de cas des droits élémentaires au nom de la sécurité nationale».

Cette étude participe d'un climat plus général au sein duquel beaucoup d'étrangers ne se sentent plus les bienvenus aux Etats-Unis, qu'ils soient là pour faire du tourisme, pour travailler ou pour étudier. Dans certains pays arabes, les délais et les procédures pour obtenir des visas dissuadent de nombreux candidats. Depuis le 11 septembre, des milliers de réfugiés, notamment en Afrique, attendent depuis des mois un feu vert des services de sécurité américains avant de venir s'installer dans le pays, alors que tout le reste de leur dossier a été approuvé de longue date. Certains immigrants d'origine arabe ou musulmane vivant depuis des années aux Etats-Unis ne sont pas correctement informés des nouvelles règles qui les obligent à déclarer chacun de leur voyage avant de partir. Du coup, au moment du retour; certains sont éconduits, qu'ils soient professeurs ou médecins, et doivent se lancer dans d'épuisantes démarches juridiques pour pouvoir rentrer chez eux. La statue de la Liberté, qui autrefois faisait rêver les immigrés arrivant à Ellis Island, semble aujourd'hui arborer un air suspicieux.



par Philippe  Bolopion

Article publié le 11/06/2003