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Cameroun

Un Etat dans l’Etat

Sous la férule d’un chef, le lamido, plus que sexagénaire, une partie du territoire dans le Nord du pays garde des mœurs moyenâgeuses: impôt levé à son seul profit sur le bétail, les récoltes, les transactions commerciales, par des obligés, les dougaris. De Rey-Bouba, Ahmadou Abdouaye qui régente le Mayo-Rey, traîne la réputation d’entretenir des relations privilégiées avec le président de la République. Fervent défenseur du RDPC, il a fait de la zone une chasse gardée du parti au pouvoir. Le haut commandement est à ses pieds, comme ses sujets d’ailleurs.
De notre correspondant au Cameroun

En débarquant à l’aéroport international de Garoua, en provenance de Yaoundé, en ce mois de juin, on est frappé par la chaleur qu’il fait dans la capitale provinciale du Nord. L’hôtesse de la compagnie aérienne nationale annonce 26° au sol. Mais on a l’impression que ses estimations sont en deçà de la température ambiante. «Il y a seulement deux semaines, avant les premières pluies, vous n’auriez probablement pas pu supporter cette chaleur», lance un habitant de la ville au voyageur venu du Sud, où le climat est réputé plus clément. Ce n’est pas le seul contraste entre les deux régions. Depuis la capitale, dans une zone où l’autorité traditionnelle résiste péniblement aux évolutions du temps, le reporter, venu comprendre le fonctionnement du Lamidat du Rey-Bouba, une des chefferies traditionnelles dont les accusations sur les pratiques moyenâgeuses alimentent la chronique depuis toujours, était avertit qu’il lui serait difficile d’y aller.

Il lui faudrait négocier via des réseaux pour accéder à la vérité. Encore les choses ne seraient pas si simples à celui qui voudrait rencontrer le lamido en personne. «Il est arrivé que les demandeurs d’audience soient, au mieux reçus deux semaines après, au pire qu’ils rentrent sans l’avoir été du tout», lance le correspondant d’un journal régional en poste depuis plusieurs années. Signe évident de la puissance de Ahmadou Abdoulaye, 70 ans, qui affectionne de se faire appeler «Baba» et qui règne en perpétuant un pouvoir séculaire sur une région dont la superficie, est en général évaluée au double de celle de la Belgique !

Près de 40 000 âmes sont sous son autorité et pas uniquement les populations locales. Fin mai, une caravane des «élites» du RDPC au pouvoir, et originaires du Nord, était en tournée dans la province. Officiellement pour «remercier les électeurs» suite aux victoires électorales au double scrutin municipal et législatif de juin 2002, et des législatives partielles de septembre, et redynamiser le parti. Officieusement pour une contre-campagne autour du «mémorandum sur les problèmes du Grand Nord», un brûlot rédigé, en septembre dernier, par un groupe d’anciens membres du gouvernement, pour se plaindre de la «marginalisation» de la partie septentrionale du pays.

C’est bien par Rey-Bouba, dans le département du Mayo-Rey, que la délégation composée notamment de ministres en fonction et conduite par Marafa Hamidou Yaya, ministre d’Etat chargé de l’Administration territoriale et de la décentralisation, ancien secrétaire général de la présidence, a lancé son périple. Tout un symbole. «C’est un choix qui a ses justifications. En commençant par cette chefferie, les élites RDPC espéraient que les autres autorités traditionnelles de la région, suivraient», explique une source qui compte dans le dispositif sécuritaire et administratif de la province.

La visite de Paul Biya

Plus encore que les clichés, une photo de cette tournée prise le 26 mai, dans le «palais» du lamido de Rey-Bouba est significative de l’importance que les autorités accordent à «Baba». On y voit le ministre d’Etat chargé de l’Administration territoriale et de la décentralisation, en grand boubou, les pieds sur un tapis, mais aussi Abdoulaye Mallam, préfet du Mayo-Rey, littéralement à genoux saluant le lamido, lui-même assis sur un lit sommaire, et, fait rarissime, le visage dévoilé. Parvenues dans les salles de rédaction à Yaoundé et Douala, cette photographie a suscité des commentaires en tout genre, parfois de l’indignation. Le quotidien privé Mutations, dans son édition du 4 juin, a assorti sa publication d’un commentaire sur «La République à genoux». «Les autorités n’ont pas de choix que de faire allégeance au lamido», soutient un médecin, qui avait été affecté à Rey-Bouba, il y a quelques années, et qui, aujourd’hui en poste dans une autre localité de la province, se souvient d’une entrevue avec «Baba» au cours de laquelle, il n’avait fait qu’acquiescer les «vues» de son amphitryon.

Il est vrai que dans la province, d’autres souvenirs sont présents dans les esprits. En 1997, Paul Biya, président sortant et candidat à sa propre succession, est en tournée. Au cours de l’étape de Garoua, il se rend en hélicoptère à Rey-Bouba pour y rencontrer «Baba». Beaucoup y virent la confirmation des relations réputées privilégiées entre le chef de l’Etat et le chef traditionnel, auquel on prête toutes sortes de pouvoirs. Son fils, Aboubakary Abdoulaye, administrateur civil, est secrétaire d’Etat au ministère de l’Agriculture.

Au milieu des rumeurs dont celle sur une «ligne rouge», synonyme d’une relation directe qui existerait entre le «palais d’Etoudi», à Yaoundé et le «palais de Rey-Bouba», il reste une certitude: Ahmadou Abdoulaye, ancien instituteur, est un farouche défenseur du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) de Paul Biya. Il n’a jamais été pris en défaut de soutien à ce parti, né des cendres de l’ancien parti unique, l’Union nationale camerounaise (UNC) dont il avait été député jusqu’en 1975. En 1992, lui qui ne tolère pas dans son «royaume» une présence politique autre que celle du RDPC, est obligé de constater que l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP) de Bello Bouba Maïgari, alors de l’opposition rafle, lors des législatives, les trois sièges en jeu dans le département. Cinq ans plus tard, tout est mis en œuvre pour «casser» l’opposition. Une délégation des députés de l’UNDP, en campagne dans la circonscription, se heurte à la garde du lamido qui lui oppose une farouche résistance. Echauffourées. Des armes à feu. Du sang. Des morts de part et d’autre. La prison aussi pour les sympathisants de l’UNDP. Jusqu’à ce que le vent de la «démocratie apaisée» prônée par le pouvoir dès fin 1997, souffle sur le dossier et aboutisse à la libération, en 2000, de Nana Koulagna, ancien député UNDP et figure emblématique de cette affaire mais aussi de certains de ses camarades. Entre temps, le RDPC avait obtenu les sièges de la circonscription.

Le lamido n’est pas qu’une figure politique. Témoignage largement répandu: il a droit de vie et de mort sur ses sujets. Et de ce point de vue, il vaut mieux ne pas résister à ses desideratas. Exemple: «il lève arbitrairement des impôts sur les récoltes des paysans, et les cheptels des éleveurs, et les commerçants», soutient une élite locale, bien renseignée, étouffant sous son indignation. Et poursuit: «pendant des années, sur ordre de «Baba», les paysans ne devaient vendre leur maïs qu’aux représentants du lamido, et aux prix qu’il avait fixés. Or, lui, revendait ce maïs à une unité industrielle de la région à l’avenant». Certains y voient une des origines de l’immense fortune qu’on prête à ce «roi».

Le système paraît bien structuré. En vérité, le lamido a subdivisé son territoire en quatre zones contrôlées chacune par un de ses obligés, les dougaris. La zone de Touboro, vers la frontière avec le Tchad ; la zone de Baïmboum, à la frontière avec la République centrafricaine ; la zone de Madigrim ; et la zone de Tcholliré (ndlr : localité célèbre pour abriter une prison politique sous les régimes successifs de Ahmadou Ahidjo et Paul Biya). A chacun de ses dougaris, il fixe des objectifs à atteindre. Une sorte de cahier des charges qui détermine leur rendement sur les prélèvements à effectuer en sa faveur. «On peut donc imaginer combien ils doivent être opiniâtres, ces dougaris, pour satisfaire le lamido», affirme Gibaï Gatama, directeur de publication de l’Œil du Sahel, le journal régional qui a pignon sur rue et qui a déjà enquêté sur la question. Mais le statut de dougari, pour «enviable» qu’il puisse paraître, n’est pas synonyme d’immunité totale, ni de confiance constante. «Il y a quelques années, le lamido a ordonné une fessée publique de «Abdou», le plus célèbre des dougaris», se souvient Gibaï. Ainsi va cette chefferie singulière, moqueuse de la République et des droits de l’homme.



par Valentin  Zinga

Article publié le 21/06/2003