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Grande-Bretagne

La BBC dans la tourmente

En reconnaissant dimanche que David Kelly était bien «la source principale» des articles de son journaliste en charge de la défense, Andrew Gilligan, la BBC se retrouve à son tour au centre d’une «affaire dans l’affaire», que ses adversaires de toujours ne lâcheront pas de sitôt. A commencer par les autres médias, et notamment ceux qui appartiennent à Rupert Murdoch, le magnat d’origine australienne propriétaire du bouquet satellitaire Sky et surtout de SkyNews en Grande Bretagne et de Fox News aux Etats-Unis.
Le quotidien populaire Sun s’attaque tout d’abord au journaliste de la BBC, en le traitant de «rat», avant de se demander : «Comment pouvons-nous faire de nouveau confiance à la BBC ?». Et le quotidien, qui ne supporte pas d’être traité de chef de file de la «presse de caniveau», de conclure : «la BBC est dans le caniveau». Le Times, qui lui aussi avait été parmi les principaux partisans de la guerre américano-britannique contre l’Irak de Saddam Hussein, écrit qu’il «faut questionner durement» non seulement le journaliste Gilligan, mais aussi les responsables de la BBC qui l’ont défendu. Pour lui, l’aveu de la BBC de dimanche «c’est la fin de 52 jours d’épique prétention». Mais pour le Times, le gouvernement doit aussi expliquer comment et pourquoi le ministre de la Défense a révélé l’identité de la source de la BBC.

De son côté le Guardian (centre-gauche) révèle ce lundi que la BBC a refusé une sorte de «trêve» proposée par le Premier ministre, pour mettre fin à la polémique opposant la télévision publique et le gouvernement, quelques jours avant que le nom de David Kelly ne soit rendu public par le ministre de la Défense. Pour le quotidien, la BBC n’avait pas voulu lâcher prise dans la bataille lancée contre le directeur de la communication de Tony Blair, Alastair Campbell, qui avait été accusé d’avoir «rendu plus sexy» le rapport sur les armes de destruction massive irakiennes. Quant au quotidien de la City, le Financial Times, l’aveu de la BBC ne peut que profiter à Tony Blair, qui peut désormais mieux faire face à la pire crise politique de sa carrière.

De son côté la télévision publique - 24 000 employés, dont 2 000 journalistes - a d’ores et déjà mis en place une équipe restreinte chargée de rassembler tout document ou témoignage concernant l’affaire Kelly, en vue de l’enquête décidée par Tony Blair. Cette équipe, composée essentiellement de membres de la direction et d’experts juridiques, doit aussi mener une enquête interne pour comprendre comment cette longue affaire a conditionné son propre «traitement» de la question des ADM. Mais d’abord elle doit fixer une sorte de «règle de conduite» pour toute affaire de ce type à l’avenir, en tant que télévision publique.

Mais le premier souci de son directeur général Greg Dyke devrait être d’empêcher de transformer l’affaire Kelly en affaire BBC, et prêter ainsi main forte à tout ceux - et ils sont nombreux - qui souhaitent une «réforme» de la BBC tendant à diminuer son autonomie réelle vis-à-vis de tous les pouvoirs. A commencer par celui qui loge au 10, Downing Street, et qui ne pouvait rêver de meilleur occasion pour régler son compte à celle qui, une fois de plus, n’a pas manqué à son devoir de service public indépendant du pouvoir politique.

Dès la mort de David Kelly, la garde rapprochée de Tony Blair - à l’exception notable d’Alastair Campbell, qui garde le silence - a commencé à tirer à boulets rouges sur la «Beeb» ou «Auntie» (Tantine) - comme l’appellent familièrement les Britanniques. «C’est l’obsession de la BBC (envers Alastair Campbell) qui, plus que tout autre chose, a conduit à la rupture des relations entre le gouvernement et le principal média audiovisuel public ; avec le résultat qu’on a vu» a dit Peter Mandelson, un ancien ministre de Blair. D’autres proches du premier ministre ont été encore plus sévères : «La façon dont la BBC s’est comportée est déplorable. Elle illustre la nécessité de faire le point sur la direction et la façon dont elle traite l’information», a dit le président de la commission chargée des médias aux Communes. «Je pense que la BBC est responsable de la mort de Kelly, a dit un député conservateur. S’ils avaient fait cette déclaration avant son suicide, je ne pense pas qu’il ne serait pas mort». Alors qu’il se confirme que David Kelly a été littéralement déstabilisé, à la fois personnellement et professionnellement, par la décision de son employeur - le ministre de la Défense - de «lâcher» son nom. De plus, des années durant il s’était entretenu avec des journalistes, à commencer par ceux qui sont en charge des questions de défense. Kelly étant l’un des meilleurs experts en ADM - il a séjourné près de quarante fois en Irak - ses vues étaient recherchées et appréciées à la fois par ses employeurs et les journalistes, car il était très attaché aux faits et à la vérité.

«Les attaques contre la BBC ne sont qu’un écran de fumée»

La BBC a reconnu dimanche qu’il était la «source principale» d’Andrew Gilligan, ce qui semble indiquer que d’autres sources ont nourri les articles des journalistes de la BBC. Une semaine plus tôt, le Conseil des gouverneurs - des «sages» chargés de veiller au respect des intérêts des téléspectateurs - avait apporté son soutien à la direction, et celle-ci avait constamment assuré le sien aux journalistes «couvrant» la dernière guerre en Irak. Pour ce Conseil des gouverneurs, les informations révélées par Andrew Gilligan «étaient dans l’intérêt du public». Son président avait même précisé que, dans des circonstances exceptionnelles, les journalistes étaient autorisés à utiliser des «sources anonymes uniques», lorsqu’il s’agissait de «senior intelligence sources» (sources confirmées de renseignement). Etait-ce le cas du Docteur David Kelly ? Rien ne prouve qu’il ait été membre des services de renseignement britanniques, même s’il était conseiller auprès du ministre de la Défense. Quant à Andrew Gilligan, dans son reportage mettant en cause Alastair Campbell, qualifie sa source de «senior official», ce qui correspond à David Kelly, qui n’était apparemment pas «senior intelligence officer »

Le Conseil des gouverneurs a également demandé que l’on révise «les règles sur l’impartialité» de la charte de la BBC. Mais il n’est guère question de revoir les bases mêmes de l’indépendance de l’information de la BBC. Seule concession - apparente?- faite par la direction actuelle de la BBC, Andrew Gilligan a disparu depuis quelques jours des écrans de la «Beeb». Officiellement, il est en «gardening leave». Sans préciser s’il s’agit d’un congé jardinage ou d’un congé parental pour pouponner son dernier-né.

Car, désormais la BBC a tout intérêt à faire baisser la tension, sans toutefois risquer de perdre son statut, alors que Tony Blair tente de remonter la pente et de reporter sur la télévision publique la responsabilité d’une «tragédie nationale» qui pourrait l’obliger à se séparer de quelques collaborateurs. Toutefois, le duel qui oppose la BBC et le gouvernement n’est visiblement pas près de sa fin. Car il oppose deux mondes : celui de l’information indépendante et de son «sanctuaire» le plus connu à celui de la communication politique et de ses «spin doctors», ces «gourous de la com» qui supportent de plus en plus mal les leçons quasi quotidiennes de «Tantine» ; tandis que les journalistes ou envoyés spéciaux de la BBC n’ont visiblement pas envie d’être une fois pour toutes «embedded», c’est-à-dire enrôlés au service d’un «clan» mi-politique mi-familial.

Cette confrontation est telle qu’on en oublie le point de départ et la raison même de l’affrontement. Heureusement Robin Cook, ancien ministre des Affaires étrangères de Blair, s’est chargé de réclamer l’ouverture d’une enquête non seulement sur la mort de Kelly, mais aussi sur le bien-fondé de l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne contre l’Irak. Il a été aussitôt suivi par Claire Short, ex-ministre travailliste du Développement international, qui a accusé lundi le gouvernement Blair de télécommander les attaques imputant la responsabilité du suicide de David Kelly à la BBC, dans le but de faire diversion sur les conditions douteuses de l’entrée en guerre contre Saddam Hussein. Pour elle, cette polémique n’est «qu’un écran de fumée» visant à camoufler les véritables raison de l’engagement de Londres aux côtés des Etats-Unis ; et les attaques contre la BBC sont tout simplement «honteuses».

Ecoutez l'invité de la mi-journée : Jim Boumelha, du Syndicat National des Journalistes britanniques (interrogé par Julien Hamelin, 21/07/2003, 3'17")



par Elio  Comarin

Article publié le 21/07/2003