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Serbie

Fanfares tziganes en délire

Le festival de Guca rassemble chaque année plusieurs centaines de milliers de personnes qui viennent écouter les fanfares tziganes (roms) de Serbie. Pour espérer briller lors de cette manifestation qui débute ce samedi, les groupes doivent d’abord passer début juillet par une étape plus discrète, le rassemblement régional de Surdulica.
De notre correspondant à Belgrade

Les voies de la renommée sont bien établies pour une fanfare tzigane de Serbie du sud. «Le concours de Surdulica est le plus important: les meilleurs orchestres viennent tous de notre région, les orchestres qui gagnent à Guca se sont toujours d’abord imposés à Surdulica», explique Stojan Krstic, le chef d’un orchestre de la petite ville voisine de Vladicin Han, qui a reçu cette année le prix de la presse du festival de Surdulica. Les amateurs et les spécialistes, comme Goran Bregovic, le musicien des films d’Emir Kusturica, ne s’y trompent pas: c’est à Surdulica que l’on repère les meilleures fanfares.

Quand Stojan Ksrtic reçoit ses amis dans sa maison de la «mahala» –le quartier rom– de Vladicin Han, il y a du café, de l’eau-de-vie, et beaucoup de musique. Stanisa, le frère de Stojan, est l’autre pilier de l’orchestre. À la maison, pour les amis, Stanisa joue de l’accordéon en multipliant les postures de comédien, et Stojan chante. Les musiciens tziganes de Serbie n’ont reçu aucune formation classique et ne connaissent pas le solfège: c’est en famille que la musique s’apprend, et nombreux sont ceux qui, comme Stanisa, possèdent l’oreille absolue. Son fils, Bojan Krstic, a logiquement hérité de ce don. Ce jeune prodige de 23 ans, qui joue en compétition depuis l’âge de 14 ans, a reçu la trompette d’or dans la catégorie junior au festival de Guca 2002. Et il vient encore d’écraser cette année ses adversaires à Surdulica.

Des règles strictes s’imposent en concert. Composée de dix musiciens, une fanfare tzigane réunit une batterie, une «basse» –sorte de tuba– et des trompettes. La première trompette, naturellement, mène le jeu. Quelques minutes avant la première soirée du concours de Surdulica, Stanisa oublie son accordéon et ses sourires de comédien espiègle. Il tire nerveusement sur sa cigarette et confie son trac: «je dois jouer dans l’orchestre de mon frère, et je me présente donc en compétition contre mon propre fils !»

Lors des soirées de concours, les fanfares doivent jouer deux morceaux, l’un sur un thème libre, l’autre sur un thème imposé. Depuis leur création, les festivals de Guca et de Surdulica ont peu à peu contribué à la création d’un répertoire, réinterprété au gré de l’inventivité de chaque orchestre. Il n’y a pas deux manières semblables d’interpréter la fameuse chanson «Sa ovcara i kablara», devenue une sorte d’hymne officiel du festival de Guca. La créativité n’est pourtant pas en reste: souvent, les trompettes de l’orchestre de Bojan Krstic semblent ainsi frôler avec un jazz revisité par l’inspiration tzigane.

Pas de mariage sans fanfare

Coincée entre le Kosovo, la Bulgarie et la Macédoine, la région de Surdulica abrite l’une des plus importantes communautés tziganes de Serbie. Dans la commune de Surdulica, on compte plus de 20% de Tziganes et autant à Vranje, la principale ville de la région. Ces Roms, sédentarisés depuis de nombreuses générations, vivent dans des quartiers spécifiques. La principale «mahala» de Vranje correspond au centre historique de la ville. Le quartier se compose d’un entrelacs de petites maisons. Dans un minuscule café, des hommes jouent aux dés toute la journée, pour des sommes dérisoires. «Ici, pour vivre, il n’y a que deux possibilités: se vendre pour des travaux de force à la journée ou bien, si l’on est doué, faire de la musique», explique Bojan, un jeune musicien de 25 ans. Le racisme ? «Dans le passé, il y avait quelques bandes de skinheads serbes à Vranje, qui ont fait des descentes dans la «mahala», avec la complicité tacite de la police», explique-t-il. «Mais les relations avec les Serbes ne sont pas trop mauvaises: ils ont besoin de nous, pour faire les sales boulots et pour jouer de la musique». Pourtant, les musiciens peuvent tous raconter des histoires de vexations et de discrimination. «Nous sommes bons pour faire de la musique, rien de plus» , explique Stanisa. Néanmoins, les Roms stigmatisent encore plus le racisme des Albanais: «ils ont leurs propres musiciens, et ne veulent même pas entendre parler des Tziganes !»

À Bujanovac, à une trentaine de kilomètres au sud de Vranje, les cassures interethniques s’expriment à fleur de peau depuis l’apparition d’une guérilla albanaise en 2000-2001. La commune compte approximativement 60% d’Albanais, 25% de Serbes et 15% de Tziganes. Lors des dernières élections municipales, les Roms ont «naturellement» fait bloc avec les Serbes, même si le Parti de l’Unité rom a obtenu 10% des voix. Les représentants des Roms ne cachent pas leur désappointement. «La communauté internationale veut imposer un règlement politique négocié de la crise dans le sud de la Serbie, mais elle semble ignorer depuis toujours qu’il existe aussi des Tziganes dans cette région, et pas seulement des Serbes et des Albanais», s’indigne le leader local de la communauté.

Les historiens et les ethnomusicologues se perdent en conjectures sur les origines des fanfares roms. Certains évoquent une possible influence des fanfares militaires ottomanes. L’hypothèse est difficile à vérifier, mais dans toute la Serbie, la trompette est devenu le symbole de la fête. Il n’y a pas de cortège de mariage digne de ce nom sans fanfare tzigane, et les classiques du répertoire sont avant tout des airs pour danser. Et la trompette mène souvent à la transe, lorsque deux musiciens se rapprochent d’un danseur et, de toutes leurs forces, soufflent toujours plus près de ses oreilles.



par Jean-Arnault  Dérens

Article publié le 09/08/2003