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Grande-Bretagne

Affaire Kelly : à chacun sa vérité

Chargé de déterminer les causes de la mort de David Kelly, cet expert britannique à l’origine d’une virulente polémique entre la BBC et le gouvernement britannique sur les armes irakiennes de destruction massive, le juge Brian Hutton, a officiellement ouvert la semaine dernière son enquête. Sa mission s’annonce longue et difficile, le magistrat ne pouvant contraindre qui que ce soit à comparaître. Aucun protagoniste ne déposera en outre sous serment et les faux témoignages ne seront donc pas passibles de poursuites. Lord Hutton fait partie, à 58 ans, des 12 law Lords qui siègent à la chambre des pairs et forment la plus haute juridiction du royaume. Le magistrat, qui a insisté sur le fait qu’il n’instruisait pas un procès visant à arbitrer le conflit entre le gouvernement et la chaîne d’information publique, va notamment tenter d’établir comment, par qui et surtout à quel fin, le nom du scientifique a été divulgué à la presse comme étant l’informateur de la BBC. Depuis lundi les témoignages se succèdent pour tenter de faire la lumière sur cette affaire qui fait vaciller le pouvoir du gouvernement de Tony Blair.
Lord Hutton a choisi d’entendre en priorité des chercheurs ayant travaillé avec David Kelly et certains de ses collègues au sein du ministère britannique de la Défense. Leur témoignages ont tous abondé pour reconnaître que le travail de l’expert en désarmement était unanimement respecté contrairement aux tentatives de certains membres du gouvernement Blair qui ont cherché ces dernières semaines à le dévaloriser. Ainsi Terence Taylor, un chercheur, ancien collègue du scientifique, a insisté sur le fait que David Kelly était «reconnu à l’échelle internationale, son travail étant tout à fait remarquable». Un autre de ses proches, Patrick Lamb, également haut responsable en charge de la non-prolifération au ministère britannique des Affaires étrangères, a en outre souligné que David Kelly avait participé à certains stades de l’élaboration du dossier controversé sur les ADM et que ne serait-ce qu’à ce titre l’homme savait de quoi il était question. De son côté, Martin Howard, responsable au ministère de la défense des informations secrètes de défense, a enfoncé le clou en faisant état de l’inquiétude de deux membres de son service, qui comme David Kelly, s’étaient eux aussi inquiétés des termes utilisés dans le rapport du gouvernement sur l’arsenal irakien.

Ces témoignages ont jeté une lumière embarrassante sur les services du Premier ministre qui se sont crus obligés de se défendre d’avoir reçu des consignes pour dénigrer David Kelly. Le directeur du personnel du ministère de la Défense a par ailleurs tenté d’expliquer que le scientifique avait «porté atteinte à la confiance que lui portait le gouvernement», en rencontrant des journalistes. Il a certes reconnu que le travail de l’expert au ministère de la Défense consistait notamment à faire le point sur l’Irak avec les médias mais, selon lui, David Kelly est allé «au-delà de l’apport d’informations techniques» en rencontrant, à deux reprises et sans concertation avec ses supérieurs, le journaliste de la BBC Andrew Gilligan, l’homme par qui le scandale est arrivé. Cette tentative d’explication de la position du gouvernement risque d’avoir bien du mal à convaincre les Britanniques. Un sondage de l’institut YouGov, publié dimanche, à la veille des premières auditions de témoins, a révélé que 41% des personnes interrogées blâment le gouvernement de Tony Blair pour la mort de Kelly tandis que 68% estiment qu’il a fait preuve de malhonnêteté dans cette affaire.

Gilligan convaincant pour les uns mais pas pour les autres

Lors de son témoignage mardi devant Lord Hutton, Andrew Gilligan, qui avait le 29 mai dernier accusé le gouvernement d’avoir rendu «plus sexy» le dossier sur l’arsenal irakien pour convaincre les Britanniques du bien-fondé d’une guerre contre le régime de Saddam Hussein, a confirmé sa version des faits. Soumis à un interrogatoire de trois heures, le reporter de la BBC a présenté les notes qu’il avait prises lors de sa rencontre le 22 mai avec David Kelly dans un hôtel londonien. «L’exemple classique, c’étaient les 45 minutes», affirme ainsi le scientifique dans le verbatim présenté par le journaliste, en faisant référence au rapport qui prétendait que Saddam Hussein pouvait lancer ses armes de destruction massive en trois quarts d’heure. «Ce n’est pas que cette information était fausse, mais elle n’était pas fiable et avait été incluse dans le dossier contre notre volonté», précise également l’expert. Et lorsque le journaliste lui demande qui est responsable de cet ajout, il rétorque, toujours selon Andrew Gilligan, «Campbell», le directeur de la communication de Tony Blair. Le reporter de la BBC affirme par ailleurs avoir contacté deux «hauts responsables au sein du gouvernement», qui sans les confirmer n’ont pas démenti cette information. Il affirme même que l’un d’eux l’a «encouragé à poursuivre dans la même direction».

Ce témoignage d’Andrew Gilligan a toutefois été partiellement remis en cause par une de ses collègues de la BBC, Susan Watts, spécialiste scientifique d’une émission sur la chaîne de télévision publique. La journaliste a en effet affirmé que David Kelly «n’avait pas dit que le rapport avait été transformé une semaine avant sa parution et qu’il n’avait certainement pas dit que le passage sur les 45 minutes avait été inséré par Alastair Campbell, ni par quelque autre personne du gouvernement que ce soit». Mais un enregistrement d’une interview de Kelly par Susan Watts, diffusé durant son témoignage, montre toutefois clairement que le service de presse de Tony Blair avait exagéré certains points du rapport, le scientifique déclarant que «cela dépassait toute mesure». «Je ne pense pas qu’ils étaient sciemment malhonnête, affirme-t-il également dans cette interview, je crois qu’ils pensent simplement que c’est comme ça que le grand public va apprécier» une entrée en guerre.

Susan Watts a toutefois insisté devant Lord Hutton sur les «différences significatives» entre ce que David Kelly lui avait dit au cours de leurs entretiens et les propos qu’il aurait tenus à Andrew Gilligan. Elle a également accusé les dirigeants de la BBC d’avoir fait pression sur elle afin que son reportage concorde avec celui de son collègue. Le directeur de l’information de la chaîne publique, venu également témoigner, a catégoriquement démenti ces accusations. Richard Sambrook a en revanche mis en exergue les nombreuses lettres de pression d’Alastair Campbell sur la couverture de la BBC avant et pendant la guerre. Mais s’il a réaffirmé que la diffusion du reportage d’Andrew Gilligan était parfaitement justifié, il a toutefois reconnu que les notes prises par le journaliste lors de ses conversations avec Kelly ne confirmaient pas l’ensemble de ses allégations. Un mémo rendu public par la chaîne affirme en outre que le reportage en question souffrait d’«abus de langage». Selon ce document, «c’est du bon journalisme d’investigation gâché par une présentation imparfaite».

Ce mea culpa de la BBC, tout comme le témoignage de Susan Watts, devraient donner un peu de répit au gouvernement de Tony Blair dont la cote de popularité a plongé au cours de ces dernières semaines. Le Premier ministre, ainsi que son ministre de la Défense, doivent témoigner début septembre devant le juge Hutton. Certains éditorialistes estiment d’ores et déjà que Geoff Hoon pourrait être sacrifié pour protéger Tony Blair.

Moins d’une semaine après son ouverture, l’enquête du magistrat souligne la complexité de cette affaire où chacun semble pour l’instant trouver matière à étayer sa thèse.



par Mounia  Daoudi

Article publié le 14/08/2003