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Djibouti

Affaire Borrel, mensonge d’État ?

Une nouvelle expertise médico-légale remet définitivement en cause l’hypothèse du suicide de Bernard Borrel. Contrairement à la version officielle, ce magistrat français en poste à Djibouti n’a pas pu se suicider en s’aspergeant d’essence. Faute de témoins directs, c’est donc la science qui renverse la perspective de cette affaire d’État. Huit ans après les faits.
Elle est là, assise entre ses deux avocats, droite dans un tailleur bleue, la tête tendue en avant pour asséner les nouvelles certitudes du dossier Borrel. Magistrate comme son mari, Elisabeth Borrel se bat depuis huit ans pour la «vérité». Et aujourd’hui, c’est une première «victoire». Une victoire en seize pages serrées, seize pages signées par trois sommités de la médecine légale: les professeurs Eric Baccino (Lyon), Daniel Malicier (Lyon) et Patrice Mangin (Lausanne). Chargés, avec un collège d’experts, d’une seconde autopsie du corps de Bernard Borrel, les légistes ont rendu leur copie finale cet été au juge parisien Sophie Clément. Et malgré les prudences du langage scientifique, leurs conclusions sonnent comme un cinglant désaveu des précédents experts, en particulier le travail du professeur Dominique Lecomte, directeur de l’Institut de médecine légale de Paris.

«Nous estimons, précisent-ils dans leurs conclusions, que l’hypothèse de l’intervention d’un ou de plusieurs tiers à l’origine du décès de Bernard Borrel se trouve renforcée». A l’appui de leur démonstration, les experts relèvent trois éléments. Les deux premiers sont déjà connus: le magistrat a subi un «traumatisme crânien porté par un instrument vulnérant*» et une «fracture du cubitus gauche pouvant évoquer une lésion de défense». Le troisième indice est un coup de poignard dans le voile de la version officielle du suicide que toutes les autorités, djiboutienne et française, ont avancé quelques heures après la découverte du corps, le 19 octobre 1995. Sur le pied droit, les toxicologues ont découvert «un autre liquide inflammable, en proportion plus importante, que l’essence supposée être contenue dans le bidon retrouvé sur les lieux du drame». Quelle est cette substance ? Mystère, une dernière expertise doit être communiquée au juge dans les prochains jours. Mais ce résultat prouve que Bernard Borrel a été aspergé d’essence et de cet «autre liquide». Or, au lieu-dit le Goubet, face à l’île du Diable, à 80 kilomètres au nord de Djibouti, les gendarmes n’ont découvert qu’un jerrycan d’essence. Pas d’autre bidon.

Les experts vont jusqu’à parler d’une «mise en scène». Par exemple, avec ces traces de chanvre et résidus de cannabis retrouvés dans la poche du short de Bernard Borrel pour faire croire qu’il s’était drogué. L’ancien major de l’Ecole nationale de la magistrature et ex-officier de Marine n’avait, bien sûr, jamais fumé un joint. Les analyses de cheveu l’ont confirmé. Dès lors, comment croire à un suicide ? La question ne fait plus l’ombre d’un doute pour les avocats de Madame Borrel. «La seule limite des experts, précise Laurent de Caunes, c’est qu’ils ignorent ce qui provoqué la mort: les coups ou le feu». «C’est une affaire d’État, renchérit Olivier Morice, car il y a eu dans l’instruction, une véritable manipulation. Cela montre que l’on a voulu étouffer la vérité d’une manière particulièrement indigne». Et l’avocat, rappelant que les précédents juges d’instruction Roger Le Loire et Marie-Paule Moracchini ont intenté des procédures en diffamation, de souligner la place ambiguë occupée par l’ancien magistrat anti-terroriste.

Douze documents secret-défense

Fin 1997, Roger Le Loire adresse une lettre à Elisabeth Borrel où il rappelle l’aide précieuse apportée par son mari dans l’instruction sur l’attentat du café de Paris**. Il intervient là comme témoin. Quelques semaines plus tard, Le Loire Roger, magistrat à la section anti-terroriste, accepte de rejoindre sa collègue parisienne. Pour évaluer l’étendue de ce que les deux avocats nomment «dysfonctionnements», ils réclament au garde des Sceaux la saisine de la toute nouvelle Commission d’éthique des magistrats. La guerre procédurale continue entre ces quatre là.

La vraie nouveauté, c’est qu’il y a désormais un ou plusieurs auteurs, peut-être des commanditaires et un mobile derrière la mort de Bernard Borrel. Sans oublier un dossier secret… la dernière annonce faite par les avocats, qui brandissent une lettre du cabinet du ministre français de la Défense, en réponse à une question du juge Clément. Que trouve-t-on dans les archives du ministère ? «Douze documents présentant un lien avec la mort du juge Borrel et avec les développements de cette affaire (…) protégés au titre du secret de la défense nationale». Dans la hiérarchie du secret d’Etat, ces documents sont au niveau 2 sur trois degrés de confidentialité. Comme l’indique son nom, ce secret vise à protéger des intérêts relevant de la défense nationale. Pour obtenir communication de ces pièces, la juge d’instruction doit désormais s’adresser à la Commission nationale du secret-défense. Un refus serait désormais mal venu.

* Instrument qui blesse, ailleurs les experts évoquent un «instrument contondant et tranchant».
** En septembre 1990, quatre grenades lancées sur des terrasses de café fréquentées par les militaires français postés à Djibouti font un mort, un garçon de six ans, et quinze blessés. Sept exécutants ont été condamnés en France par contumace, sans que jamais les commanditaires soient mis en cause.



par David  Servenay

Article publié le 23/10/2003