Maroc
Retour à la prison secrète d’Agdz
C’est lors du week-end du 18 et 19 octobre que la troisième «caravane de la vérité» s’est produite au Maroc, permettant aux rescapés politiques et aux familles de disparus de manifester devant les portes closes de l’ancien «bagne» d’Agdz, une bourgade du Haut-Atlas, située à 70 km au sud de Ouarzazate. Le but de ces quelque 400 manifestants ? Demander, encore et toujours, que la vérité soit dite au sujet des détentions arbitraires des «années de plomb» et œuvrer pour empêcher définitivement de telles pratiques, alors que le dernier enlèvement du genre s’est produit le 17 mai dernier, à Casablanca.
De notre envoyée spéciale
«Pendant toutes ces années, nous avions perdu tout espoir. Il nous était interdit de lire, d’écrire, de parler. Nous étions totalement coupés du monde extérieur, la torture et les mauvais traitements étaient quotidiens, nous étions mêmes affamés et devions dormir entassés par terre.»
Saghmir Maghraoui et Ahmed Salem Daihan, qui résument ainsi leurs années de détention, seront les premiers à arriver devant les portes de la prison secrète d’Agdz en cette fin d’après-midi du 18 octobre. «Nous avons été arrêtés en pleine classe, au lycée. Nous étions soupçonnés de sympathies pour le Front Polisario.» Sahraouis tous les deux, ils ont été arrêtés à des moments où la tension s’est intensifiée entre les autorités marocaines et le Front Polisario. En 1976 pour le premier, soit après le retrait de l’Espagne suite à la marche verte, en 1981 pour le second, lorsque la guérilla a commencé entre les deux protagonistes. Tous deux ont été arrêtés alors qu’ils étaient lycéens, donc mineurs, à Ouarzazate. Saghmir sera relâché après quinze ans de détention, à Agdz et Kelaât M’Gouna, un autre bagne du Haut-Atlas, Ahmed Salem passera, lui, dix ans dans les mêmes conditions, sans que sa famille n’ait aucune idée de l’endroit où il se trouve.
Devant les portes de l’ancienne prison secrète d’Agdz, une Kasbah de pisé bien intégrée à l’architecture locale si pittoresque qui fait le régal des guides touristiques, les témoignages se multiplient. Latifa, qui a 46 ans aujourd’hui raconte, avec un regard qui devient parfois étrangement fixe, les trois arrestations qui ont fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui : une femme cassée qui survit très péniblement. Arrêtée chez ses parents, à 16 ans, elle est torturée puis violée dans un commissariat du centre de Casablanca. La torture est méthodique et l’on attend son tour en spectateur.
Les associations divisées
Latifa assiste donc à la mise à nu d’un camarade. Plaqué contre un mur, il subit, tour à tour, les jets d’eau et les coups de ceinture. «Je vois encore le jet de sang qui a jailli de son bras, le policier en uniforme qui écrase la plaie avec ses brodequins et mon camarade, qui est tombé. On le rattache, on le traîne dans sa cellule. Il était mort.» Relâchée, sans avoir donné les noms d’autres lycéens syndiqués comme elle, Latifa sera encore arrêtée et torturée à deux reprises, alors qu’elle est membre de l’UNEM (Union nationale des étudiants marocains), puis en 1989, alors qu’elle appartient à l’UMT (Union marocaine des travailleurs). Les arrestations ne sont pas longues, elle ne donne aucun des noms qu’on lui demande, mais sa famille, terrorisée, se détournera d’elle et les menottes lui broient les os du poignet, ce qu’atteste encore la cicatrice de l’autogreffe osseuse qu’elle a dû subir par la suite.
Parmi les familles de disparus se trouve, comme à chaque manifestation de ce type, la femme et les fils de Mohamed Ouazzane. Fonctionnaire des Forces Auxiliaires, en poste sur la frontière Maroco-Algérienne, il est accusé, en avril 1973, d’avoir hébergé des putschistes potentiels, ayant fait entrer au Maroc, via l’Algérie, des armes en provenance de la Libye. Jugé par un tribunal militaire, il est acquitté, ainsi que tout le groupe des accusés, le 30 août 1973. Sa famille vient l’attendre à sa sortie de la prison centrale de Kénitra, au nord de Rabat. Elle ne le reverra jamais, le groupe entier a été enlevé au cœur même de la prison. Les autorités ne donnant aucune réponse, la famille recoupe, au fil du temps, divers témoignages de prisonniers politiques et reconstitue l’histoire de ce père de 10 enfants.
De transfert en transfert, il serait, selon deux anciens détenus, mort à Agdz en 1977. Ce que la famille apprendra en 1998, puisque Mohamed Ouazzane figure sur la liste des 112 détenus établie par le CCDH (Comité Consultatif des Droits de l’Homme, une instance gouvernementale). A deux différences près : les autorités lui ajoutent le prénom d’Hamou, son cousin arrêté avec lui et libéré en 1979, et déclarent qu’il est mort dans un dispensaire de Zagora, au sud d’Agdz, alors que les témoins du bagne affirment qu’il n’a jamais reçu aucun soin et qu’ils ont fait eux-même la toilette du cadavre avant de le remettre aux Forces Auxiliaires. La famille refuse de demander une quelconque indemnité, car «la vie humaine n’a pas de prix», elle souhaite aujourd’hui connaître la cause de la mort, se demande pourquoi le décès ne leur a pas été communiqué en temps voulu et souhaite que les responsables soient jugés.
Une question qui divise les associations des Droits de l’Homme au Maroc. Si tous s’accordent, en effet, sur l’établissement de la vérité concernant la détention arbitraire de détenus politiques, la question des sanctions envers les responsables, d’autant plus délicate que d’anciens tortionnaires, désignés par les témoins, occupent des postes à responsabilité au sein de l’Etat, divise largement. Le Forum pour la Vérité et la Justice, qui organisait la caravane d’Agdz, organisera donc une conférence sur l’impunité en décembre prochain à Casablanca. L’AMDH (Association Marocaine des Droits Humains) et l’OMDH (Organisation Marocaine des droits de l’Homme, plus proche du gouvernement), qui soutiennent la démarche, ne sont pas sur la même ligne. A ces divisions à propos du jugement des responsables s’ajoute aujourd’hui le débat à propos des islamistes, nouvelles victimes de ces pratiques.
Pour Khadija Rouissi, secrétaire générale du FVJ, il n’y a aucune ambiguïté : «Notre but est d’œuvrer pour que cela ne se produise plus jamais. Il faut bien le traduire, même si, comme c’est mon cas, je suis en désaccord total avec leur idéologie. C’est pourquoi nous avons reçu la mère de Rachid, le jeune islamiste qui a été enlevé devant chez lui le 17 mai à Casablanca et dont la famille est sans aucune nouvelle depuis. C’est pourquoi aussi nous dénonçons les enlèvements et la détention arbitraire d’islamistes avant le 16 mai.»
«Pendant toutes ces années, nous avions perdu tout espoir. Il nous était interdit de lire, d’écrire, de parler. Nous étions totalement coupés du monde extérieur, la torture et les mauvais traitements étaient quotidiens, nous étions mêmes affamés et devions dormir entassés par terre.»
Saghmir Maghraoui et Ahmed Salem Daihan, qui résument ainsi leurs années de détention, seront les premiers à arriver devant les portes de la prison secrète d’Agdz en cette fin d’après-midi du 18 octobre. «Nous avons été arrêtés en pleine classe, au lycée. Nous étions soupçonnés de sympathies pour le Front Polisario.» Sahraouis tous les deux, ils ont été arrêtés à des moments où la tension s’est intensifiée entre les autorités marocaines et le Front Polisario. En 1976 pour le premier, soit après le retrait de l’Espagne suite à la marche verte, en 1981 pour le second, lorsque la guérilla a commencé entre les deux protagonistes. Tous deux ont été arrêtés alors qu’ils étaient lycéens, donc mineurs, à Ouarzazate. Saghmir sera relâché après quinze ans de détention, à Agdz et Kelaât M’Gouna, un autre bagne du Haut-Atlas, Ahmed Salem passera, lui, dix ans dans les mêmes conditions, sans que sa famille n’ait aucune idée de l’endroit où il se trouve.
Devant les portes de l’ancienne prison secrète d’Agdz, une Kasbah de pisé bien intégrée à l’architecture locale si pittoresque qui fait le régal des guides touristiques, les témoignages se multiplient. Latifa, qui a 46 ans aujourd’hui raconte, avec un regard qui devient parfois étrangement fixe, les trois arrestations qui ont fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui : une femme cassée qui survit très péniblement. Arrêtée chez ses parents, à 16 ans, elle est torturée puis violée dans un commissariat du centre de Casablanca. La torture est méthodique et l’on attend son tour en spectateur.
Les associations divisées
Latifa assiste donc à la mise à nu d’un camarade. Plaqué contre un mur, il subit, tour à tour, les jets d’eau et les coups de ceinture. «Je vois encore le jet de sang qui a jailli de son bras, le policier en uniforme qui écrase la plaie avec ses brodequins et mon camarade, qui est tombé. On le rattache, on le traîne dans sa cellule. Il était mort.» Relâchée, sans avoir donné les noms d’autres lycéens syndiqués comme elle, Latifa sera encore arrêtée et torturée à deux reprises, alors qu’elle est membre de l’UNEM (Union nationale des étudiants marocains), puis en 1989, alors qu’elle appartient à l’UMT (Union marocaine des travailleurs). Les arrestations ne sont pas longues, elle ne donne aucun des noms qu’on lui demande, mais sa famille, terrorisée, se détournera d’elle et les menottes lui broient les os du poignet, ce qu’atteste encore la cicatrice de l’autogreffe osseuse qu’elle a dû subir par la suite.
Parmi les familles de disparus se trouve, comme à chaque manifestation de ce type, la femme et les fils de Mohamed Ouazzane. Fonctionnaire des Forces Auxiliaires, en poste sur la frontière Maroco-Algérienne, il est accusé, en avril 1973, d’avoir hébergé des putschistes potentiels, ayant fait entrer au Maroc, via l’Algérie, des armes en provenance de la Libye. Jugé par un tribunal militaire, il est acquitté, ainsi que tout le groupe des accusés, le 30 août 1973. Sa famille vient l’attendre à sa sortie de la prison centrale de Kénitra, au nord de Rabat. Elle ne le reverra jamais, le groupe entier a été enlevé au cœur même de la prison. Les autorités ne donnant aucune réponse, la famille recoupe, au fil du temps, divers témoignages de prisonniers politiques et reconstitue l’histoire de ce père de 10 enfants.
De transfert en transfert, il serait, selon deux anciens détenus, mort à Agdz en 1977. Ce que la famille apprendra en 1998, puisque Mohamed Ouazzane figure sur la liste des 112 détenus établie par le CCDH (Comité Consultatif des Droits de l’Homme, une instance gouvernementale). A deux différences près : les autorités lui ajoutent le prénom d’Hamou, son cousin arrêté avec lui et libéré en 1979, et déclarent qu’il est mort dans un dispensaire de Zagora, au sud d’Agdz, alors que les témoins du bagne affirment qu’il n’a jamais reçu aucun soin et qu’ils ont fait eux-même la toilette du cadavre avant de le remettre aux Forces Auxiliaires. La famille refuse de demander une quelconque indemnité, car «la vie humaine n’a pas de prix», elle souhaite aujourd’hui connaître la cause de la mort, se demande pourquoi le décès ne leur a pas été communiqué en temps voulu et souhaite que les responsables soient jugés.
Une question qui divise les associations des Droits de l’Homme au Maroc. Si tous s’accordent, en effet, sur l’établissement de la vérité concernant la détention arbitraire de détenus politiques, la question des sanctions envers les responsables, d’autant plus délicate que d’anciens tortionnaires, désignés par les témoins, occupent des postes à responsabilité au sein de l’Etat, divise largement. Le Forum pour la Vérité et la Justice, qui organisait la caravane d’Agdz, organisera donc une conférence sur l’impunité en décembre prochain à Casablanca. L’AMDH (Association Marocaine des Droits Humains) et l’OMDH (Organisation Marocaine des droits de l’Homme, plus proche du gouvernement), qui soutiennent la démarche, ne sont pas sur la même ligne. A ces divisions à propos du jugement des responsables s’ajoute aujourd’hui le débat à propos des islamistes, nouvelles victimes de ces pratiques.
Pour Khadija Rouissi, secrétaire générale du FVJ, il n’y a aucune ambiguïté : «Notre but est d’œuvrer pour que cela ne se produise plus jamais. Il faut bien le traduire, même si, comme c’est mon cas, je suis en désaccord total avec leur idéologie. C’est pourquoi nous avons reçu la mère de Rachid, le jeune islamiste qui a été enlevé devant chez lui le 17 mai à Casablanca et dont la famille est sans aucune nouvelle depuis. C’est pourquoi aussi nous dénonçons les enlèvements et la détention arbitraire d’islamistes avant le 16 mai.»
par Isabelle Broz
Article publié le 20/10/2003