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Irak

La communauté chiite sous tensions

Nouvelle bavure ou accident regrettable, la mort du maire pro-américain du quartier chiite de Sadr City, une banlieue très sensible de la capitale irakienne, n’en demeure pas moins un événement qui pourrait avoir de graves conséquences. Même si l’homme pouvait se prévaloir du soutien des autorités de la coalition, sa mort exacerbe en effet un peu plus la frustration d’une communauté chiite, coincée entre sa volonté d’en découdre avec les forces d’occupation et sa soumission à un clergé qui pour le moment préconise une résistance passive.
C’est en des termes très laconiques que le Commandement central américain (Centcom) a annoncé, vingt-quatre heures après le drame, la mort de Mohammad Ghazi al-Kaabi, l’homme que les autorités de la coalition avaient pourtant elles-mêmes installé à la tête de Sadr City, ce quartier très défavorisé de la banlieue de Bagdad, habité par quelque deux millions de chiites. «L’événement aurait résulté, indique ainsi un communiqué, d’une confrontation à la suite du refus du maire de suivre des instructions du responsable de sécurité sur place, qui appliquait des consignes de sécurité découlant des récents incidents à la voiture piégée, conformément aux règles d’engagement». Le Centcom a également précisé que Mohammad Ghazi al-Kaabi avait été blessé dans la partie inférieure du corps par un coup de feu tiré au cours d’une altercation. Mais bien qu’il ait reçu rapidement des soins sur place avant d’être rapidement emmené vers un hôpital militaire américain, le jeune maire âgé de 27 ans à peine, a été déclaré mort à son arrivée. Les autorités militaires américaines ont par ailleurs annoncé qu’une enquête était en cours, mais elles se sont toutefois bien gardées de révéler l’identité du soldat à l’origine du tir ou encore la nature des blessures infligées.

Mohammad Ghazi al-Kaabi devait participer dimanche à une réunion du conseil municipal. Selon des témoins, des soldats américains, en charge de la sécurité de la mairie, lui ont barré l’accès au bâtiment. Le président du conseil municipal a alors contacté par cellulaire un interlocuteur pour régler le problème. Sans doute conforté par son coup de téléphone, il a ensuite tenté une nouvelle fois de pénétrer dans l’enceinte de la mairie mais s’y est vu encore refuser l’entrée. Lors de cette deuxième tentative, al-Kaadi aurait été bousculé par l’un des militaires en faction. Voulant se défendre, le jeune maire a repoussé le soldat dont l’un des collègues a aussitôt réagi en tirant en l’air. Un deuxième coup fatal est parti.

«Il s’agit d’un événement très triste», a regretté le colonel américain William Bishop qui était en liaison régulière avec le président du conseil municipal. «Un homme bien est mort, a-t-il déclaré, et je suis très affecté à cause de sa famille mais aussi à cause de la façon dont vont réagir les Irakiens à cette nouvelle», confortant l’impression que le drame de dimanche était bien une bavure. En signe de protestation, le conseil municipal a décrété trois jours de deuil. «C’est inconcevable, s’est indigné l’un de ses membres. Au lieu que des personnes sensées nous protéger nous défendent, elles nous tuent». Lundi, plusieurs milliers de manifestants se sont massés dans les rues de Sadr City pour accompagner la dépouille du jeune maire. D’autres rassemblements étaient prévus mardi et mercredi.

Une communauté chiite très divisée

La mort de Mohammad Ghazi al-Kaabi intervient dans un contexte très troublé, le quartier de Sadr City reflétant de plus en plus les divisions qui opposent la communauté chiite irakienne. Partisans de la lutte contre l’occupation et ceux d’une résistance passive à «l’ennemi américain» s’affrontent de plus en plus ouvertement. Le dernier épisode de ces tensions s’est traduit par l’occupation une semaine durant du bâtiment du conseil municipal par les fidèles d’un jeune dignitaire chiite radical, Moqtada al-Sadr, qui refusaient la mise en place d’un conseil soutenu par les forces de la coalition. Le 9 octobre, deux soldats américains avaient été tués et quatre autres blessés dans une embuscade tendue par les partisans du jeune religieux. Les forces américaines n’ont pu reprendre le contrôle du bâtiment de la mairie que le 16 octobre, au grand dam d’une grande partie de la population.

Cette frustration de la communauté chiite de Sadr City s’était déjà manifestée au mois d’août dernier lorsque l’équipage d’un hélicoptère américain s’était acharné en vain à arracher une bannière religieuse plantée au sommet d’un poteau. L’affaire avait très vite dégénéré, les soldats au sol n’hésitant pas à tirer sur la foule venue protester contre «un acte sacrilège et une profanation». Un adolescent avait été tué et trois autres personnes blessées, confortant les partisans de la lutte contre l’occupant dans leurs positions. Seule l’intervention de la Hawza Ilmiya, avait permis d’éviter un bain de sang. Ce directoire informel du chiisme irakien, dont les avis sont très respectés par la communauté chiite, avait en effet appelé la population au calme, profitant largement au passage de la situation pour imposer son point de vue sur le projet américain de passation de pouvoir aux Irakiens. La Hawza Ilmiya avait notamment réussi à imposer que la nouvelle constitution soit rédigée par les Irakiens, qu’elle soit votée par une assemblée constituante et soumise à referendum.

Et même si durant les semaines qui ont suivi cet incident, les imams n’ont pas hésité au cours des prêches à dénoncer «les forces fascistes américaines», ils se sont également empressés de mettre en garde contre toute initiative qui n’aurait pas l’approbation de la Hawza Ilmiya. Mais si les dirigeants du clergé chiite font preuve pour l’instant de beaucoup de patience à l’égard des autorités de la coalition, la pression de leur base, dont les conditions de vie se sont largement dégradées par rapport à ce qu’elles étaient sous l’ancien régime, risque d’aller croissant, réduisant d’autant leur marge de tolérance.



par Mounia  Daoudi

Article publié le 11/11/2003