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Kurdistan irakien

Kirkouk: les enjeux

Des milliers de Kurdes ont défilé lundi pour demander le rattachement de la ville de Kirkouk à la zone autonome kurde. Cette revendication a provoqué une vigoureuse mise en garde de la Turquie.
«Même s’il n’y a plus un Kurde à Kirkouk, le territoire de Kirkouk est kurde... Je ne suis plus Barzani si je renonce à Kirkouk», déclarait au début des années 1970 le général Barzani, qui a dirigé pendant 40 ans le mouvement national kurde en Irak. «Les Arabes ne veulent pas donner un pouce de terrain aux Iraniens ou aux Israéliens, pourquoi donnerions-nous Kirkouk ?», disait à la même époque le Dr Mahmoud Osman, conseiller diplomatique du général Barzani, aujourd’hui membre du Conseil Intérimaire de gouvernement siégeant à Bagdad.

C’est en grande partie sur la question de Kirkouk qu’ont échoué les négociations de 1974 entre le général Barzani et Saddam Hussein, alors vice-président. De multiples formules avaient été proposées par les Kurdes, couplant découpage territorial et partage du pouvoir administratif, mais les négociations échouèrent, Saddam Hussein refusant d’accepter un véritable pouvoir kurde à Kirkouk. Et la guerre reprit, aboutissant à l’écrasement de la révolte kurde et donnant le signal d’une campagne d’arabisation sans précédent.

On ne soulignera jamais assez l’importance de Kirkouk –symbolique, politique, humaine, économique, stratégique. Symbolique ? Dans l’imaginaire kurde, Kirkouk revêt à peu près la même importance que Jérusalem pour les Palestiniens. Après des décennies de luttes et de souffrances, on conçoit mal qu’un dirigeant kurde puisse déclarer à son peuple que Kirkouk n’est pas kurde. Ce serait suicidaire.

Politiquement, Kirkouk est un élément essentiel de la construction du Kurdistan fédéral de demain tel que le conçoivent les dirigeants kurdes. Réduit aux trois provinces de Dohok, Erbil et Souleimania, à vocation essentiellement agricole, le Kurdistan irakien serait condamné à végéter sans offrir de grandes perspectives d’avenir à ses quelque 3,7 millions d’habitants, et dépendrait du bon vouloir du gouvernement central. Par contre, avec la province de Kirkouk, ses habitants (2 millions), son pétrole, et aussi ses riches terres agricoles, avec Kirkouk pour capitale, comme le stipule le projet de constitution approuvé par le parlement kurde d’Erbil, le Kurdistan deviendrait un véritable Etat, doté de ressources considérables, pouvant aspirer à la prospérité dans le cadre d’une fédération irakienne.

C’est évidemment la dimension économique de Kirkouk qui retient le plus l’attention. Soixante ans après le début de l’exploitation de son pétrole (1934) le gisement de Kirkouk contient encore des réserves de plus de 10 milliards de barils de pétrole, et il produit actuellement environ 900 000 barils/jour, près de la moitié des exportations irakiennes. En fait, après les nombreux attentats contre les installations pétrolières et les pipe-lines dans la région de Kirkouk, ces chiffres doivent probablement être revus à la baisse.

La principale source de revenus de l’Irak

Pendant plusieurs décennies, le gisement de Kirkouk et les autres gisements du nord ont revêtu une importance capitale: ils était en effet la seule source de pétrole –et la principale source de revenus– de l’Irak. Cela explique l’acharnement avec lequel le Baas de Saddam Hussein a refusé d’envisager ne serait-ce que le partage du pouvoir à Kirkouk. Mais à partir de 1972 –date de l’inauguration du gisement de Roumeila, près de Bassorah, par Kossyguine et Saddam Hussein, le centre de gravité du pétrole irakien s’est déplacé vers le sud, dont la production a dépassé celle du nord. Et aujourd’hui les compagnies pétrolières internationales (russes et occidentales) se battent pour arracher au futur régime irakien les contrats d’exploitation de plusieurs gisements extrêmement prometteurs, tous situés dans le sud de l’Irak.

Cela explique que certains partis de l’opposition irakienne arabe, et en particulier les chiites, envisagent avec un certain flegme la rédaction d’une constitution créant un État fédéral –sachant que l’État arabe, ou chiite, serait plus riche et plus puissant que le Kurde.

Mais le statut de Kirkouk a aussi des implications géostratégiques. La Turquie, en particulier, acceptera-t-elle que les Kurdes «mettent la main sur Kirkouk» et que cette ville devienne la capitale d’un Kurdistan faisant partie d’un État fédéral irakien ? Depuis la création d’un «sanctuaire» pour les Kurdes par les Alliés de la première guerre du Golfe (1991), et surtout depuis la mise en place d’institutions kurdes –Parlement, gouvernement, écoles– en 1992, la Turquie, hantée par les répercussions que cela peut avoir sur ses propres Kurdes, a tout fait pour faire avorter l’entité kurde en train de se développer à sa frontière méridionale, notamment en exacerbant les rivalités inter-kurdes, et en jouant la carte turkmène.

Après avoir déclaré, avant l’intervention des forces américaines en Irak, que l’entrée des Kurdes dans la ville de Kirkouk constituait une «ligne rouge» infranchissable et qu’elle justifierait l’intervention des troupes turques en Irak, la Turquie a dû accepter l’entrée des Kurdes dans la ville de Kirkouk, qui s’est couverte de drapeaux kurdes, et où le PDK et l’UPK ont ouvert d’importants bureaux. Et surtout, elle a dû se résigner à la mise en place par les Américains d’un Conseil de 30 membres, dans lequel les Kurdes sont très représentés, puisqu’ils y comptent 6 membres «kurdes», et 5 «indépendants» sur 6. Et Abder Rahman Mustafa Zangana, le gouverneur élu par ce Conseil, est un Kurde.

Depuis le refus du Parlement turc, le 1er mars dernier, d’autoriser les troupes américaines à ouvrir un front nord à partir du territoire turc, les Américains ont considérablement valorisé la «carte kurde» qui leur a permis de prendre le contrôle de tout le nord de l’Irak sans perdre un seul homme. Et la marge de manœuvre de la Turquie s’est considérablement réduite. On imagine mal en effet les Américains laisser des troupes turques pénétrer au Kurdistan irakien, en sachant que cela déclencherait immédiatement un affrontement généralisé avec la population kurde dans la seule région de l’Irak ou règne un calme total.

La ville de Kirkouk a enfin une dernière dimension, purement humaine: des dizaines de milliers de Kurdes - on parle de 50 000 - sont déjà revenus dans une ville dont ils ont été chassés par les campagnes d’arabisation du Baas, et où ils ont été remplacés par des dizaines de milliers d’Arabes, souvent des Chiites transplantés du sud. Ces Kurdes, qui campent dans des conditions très précaires, ont de plus en plus de mal à attendre qu’on leur restitue leurs maisons et leurs terres, et menacent de se faire justice. Des règlements de comptes entre Kurdes et Arabes risqueraient fort d’enflammer une ville où tout concourt à créer une situation explosive.

Conscients du risque d’être dépassés par leurs troupes, les cinq dirigeants kurdes membres du Conseil de gouvernement Intérimaire ont déposé un projet de loi proposant la création d’un Etat fédéral irakien avec une région kurde, comprenant Kirkouk et les autres régions «arabisées» du Kurdistan.



par Chris  Kutschera

Article publié le 23/12/2003 Dernière mise à jour le 31/01/2005 à 14:42 TU