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Attentats : la riposte

Les prisonniers sans voix de Guantanamo

Depuis maintenant deux ans, près de 660 «ennemis combattants» capturés par l'armée des Etats-Unis en Afghanistan sont détenus sur la base américaine de Guantanamo Bay, à Cuba. Sans avocat et sans perspective de procès, beaucoup ont tenté de se suicider. Trois enfants sont également détenus dans ce bagne du bout du monde.
De notre envoyé spécial sur la base américaine de Guantanamo Bay (Cuba).

«Camp Iguana». Drôle de nom, pour une prison pour enfants. Là, perchés sur une falaise dominant une mer paradisiaque, vivent trois garçons. Le plus jeune a 13 ans, le plus vieux 16 ans. Tous trois sont affublés de tenues orange vif. La maisonnette qu'ils occupent est gardée par des gardes armés, autour d'un périmètre délimité par des grillages couverts de tissus, pour les cacher à la vue du monde. A l'intérieur, toutes les portes ont été démontées. Un jeu de miroir permet aux gardiens qui sont en permanence à l'intérieur de ne jamais lâcher les jeunes prisonniers du regard. Lorsqu'ils veulent franchir les lignes au sol qui délimitent des secteurs dans la maison, ils doivent demander l'autorisation de leurs geôliers. De quoi sont-ils accusés ? Impossible de le savoir. Le général Miller, qui commande la base, se contente d'avouer que contrairement aux rumeurs, «ils n'ont pas tué de soldats américains». Et d'avouer : «Pour être franc, c'est une histoire terrible. On a découvert que deux d'entre eux avaient été kidnappés, et forcés de se livrer à des activités terroristes». Les enfants ont dit tout ce qu'ils savaient à leurs interrogateurs, et des équipes de psychologues ont déterminé qu'ils n'étaient pas dangereux. En août dernier, le général a recommandé la libération des trois garçons, et leur réinsertion dans la société afghane, avec l'aide de l'Unicef. Mais le Pentagone fait la sourde oreille.

La question des enfants prisonniers est emblématique du trou noir juridique qu'est devenue la base américaine de Guantanamo Bay, louée par les Etats-Unis à Cuba depuis 1903, avec, au grand désespoir de Fidel Castro, une clause nécessitant l'accord des deux parties pour mettre fin au contrat. Là, loin de la protection offerte aux prisonniers sur le sol américain, sont détenus depuis deux ans près de 660 «ennemis combattants» extraits du théâtre afghan, mais originaires de 42 pays. Deux ans sans avocat, sans juge, sans perspective de procès. Les cages primitives du Camp X-Ray, dont les photos ont fait le tour du monde, ont été remplacées par les installations plus permanentes du Camp Delta. Persuadé d'avoir édifié une prison modèle, le Pentagone le fait visiter fièrement à un petit nombre de journalistes. Les nouvelles installations se déclinent en quatre sections, trois de haute sécurité et une quatrième de «moyenne sécurité».

A l'intérieur de ce qu'on appelle ici «the wire» (le barbelé), la transparence a ses limites. Impossible de voir les détenus des camps 1, 2, 3, ou de leur parler. Impossible de connaître leur nom, leur nationalité, ou le motif de leur emprisonnement. La visite se limite à une aile inoccupée, constituée d'une vingtaine de cellules grillagées, traversées par une légère brise marine. L'endroit est déprimant. Chaque détenu dispose de deux mètres sur trois, avec des toilettes à la turque et «un lavabo suffisamment bas pour que les détenus puissent s'y laver les pieds», explique le sergent-major Anthony Mendez, maître des lieux. Le pire ennemi des détenus est sans doute l'ennui. La plupart n'ont droit qu'à deux promenades et deux douches par semaine. Ils ont accès à un petit nombre de livres, mais sont privés de tout journal ou magazine qui pourrait leur donner une idée de ce qui se passe dans le monde.

15% des détenus souffrent de troubles mentaux

Dans chacune des cellules, une flèche indique la direction la Mecque. Car même si l'armée américaine dénie toute forme de justice à ces prisonniers, elle respecte scrupuleusement leur pratique religieuse. Chaque détenu a droit à un Coran et un tapis de prière. Cinq fois par jours, les hauts parleurs du camp crachotent un appel à la prière pré-enregistré. Même les repas sont Halal, sans porc. Dans ce bagne du bout du monde, la monotonie n'est rompue que par les interrogatoires. Car plus qu'une prison, la base de Guantanamo est un camp d'interrogatoire, censé générer des informations vitales pour mener la «guerre contre le terrorisme». Le Général Miller nie fermement utiliser des formes quelconques de torture. Les interrogateurs ont simplement mis en place un système sophistiqué de récompenses, sous la forme d'objets tels qu'une bouteille d'eau, un jeu d'échecs, un oreiller ou un rouleau de papier hygiénique. Ceux qui refusent de coopérer ont droit à moins de confort, moins de douches, moins de promenades. Cette technique, affirment les détracteurs du camp, pousse les détenus à inventer des histoires pour améliorer leur quotidien. Et après deux ans coupés du monde, qu'ont-ils encore à apporter ? Les plus coopératifs, une centaine d'hommes, sont rassemblés dans le camp numéro 4. Les détenus y vivent dans des chambres de 10 mieux aménagées, avec des récréations quotidiennes et des repas pris en groupe. Dans cette partie du camp, les journalistes sont autorisés à voir les détenus, mais avec interdiction absolue de chercher à leur parler.

Sur notre passage, de petits groupes se pressent contre le grillage, nous observant, d'un regard vide. Ce sont des hommes d'une quarantaine d'années, barbus, et vêtus d'uniformes blancs. Certains vaquent à leurs occupations à l'extérieur des cellules, faisant leur lessive ou jouant à des yeux de société. «Vous voyez, ils n'ont pas l'air déprimés», affirme le sergent Wireman qui guide la visite. Pourtant, en deux ans, 34 tentatives de suicide ont été commises. Plusieurs autres prisonniers se sont mutilés, et d'autres ont engagé des grèves de la faim. Le capitaine Khallid Shebazz, un chapelain musulman de l'US Army, n'est guère intéressé par la question. «Le suicide, dans le contexte coranique, est le seul pêché qui vous destine à l'enfer», explique-t-il. Le médecin-chef de la base, Steve Edmondson, reconnaît que 15% des détenus souffrent de troubles mentaux. «Mais beaucoup avaient contracté ces problèmes avant de venir ici», affirme-t-il. Le problème a été endigué en mettant au point un système de surveillance particulièrement serré, qui permet aux gardiens d'intervenir dans les secondes qui suivent une tentative de suicide.

Certains fondent leurs espoirs sur des procès militaires, qui pourraient commencer dans les prochaines semaines sous l'autorité de John D. Altenburg, un général en retraite choisi par l'administration Bush. Beaucoup de juristes y voient une caricature de justice. Pour l'instant, six détenus sont pris en compte pour de tels procès, et deux seulement ont droit à des avocats. Les six français détenus devraient recevoir très prochainement une visite de représentants français. Mais pendant ce temps, le Pentagone continue d'investir dans la base, désormais prête à accueillir un millier de détenus, grâce à des travaux de 135 millions de dollars, réalisés par une filiale d'Halliburton. A Moins que la cour suprême des Etats-Unis ne mette un terme à l'aventure cubaine, Guantanamo est là pour durer.

Ecouter également :
L'interview et le reportage de Philippe Bolopion



par Philippe  Bolopion

Article publié le 20/01/2004