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Pakistan

«Fuites» radioactives

Démis de ses fonctions le 31 janvier afin de faciliter une enquête sur la prolifération nucléaire, le père de la bombe pakistanaise et héros national, Abdul Qadeer Khan, a reconnu le lendemain avoir participé à des fuites technologiques en faveur de l’Iran, la Libye et la Corée du Nord.
L’enquête ouverte il y a deux mois par les autorités pakistanaises, sur des informations transmises par l’Agence internationale de l’énergie atomique, est peut-être sur le point de révéler les clés d’une énigme qui préoccupe la communauté internationale et pèse sur la sécurité du monde depuis de longues années. Selon les premiers résultats des investigations en cours, et des aveux d’ores et déjà enregistrés, il semble que le Pakistan ait été l’une des principales sources de prolifération nucléaire vers les pays en développement au cours de ces dernières années, et notamment vers l’Iran, la Libye et la Corée du Nord. L’actualité de ces derniers mois a montré que Téhéran et Tripoli ont préféré s’engager dans la voie de la non-prolifération et de la coopération avec les instances internationales plutôt que celle de la confrontation, quitte à renoncer à cet outil de souveraineté que constitue l’arme atomique. En revanche, l’affaire est toujours pendante avec Pyongyang qui affirme s’en être doté et a choisi d’exercer un chantage nucléaire pour sauvegarder son régime titubant. Autrement dit la bombe coréenne, qui donne tant de fil à retordre à l’administration américaine et provoque la panique régionale, serait d’origine pakistanaise. Et celle dont ne se sont pas dotés l’Iran et la Libye, et à laquelle ils ont apparemment renoncé, aurait également été d’origine pakistanaise.

Il aura fallu, pour le dévoiler, la suspension vendredi du Dr Abdul Qadeer Khan de ses fonctions de conseiller spécial du Premier ministre suivie quarante-huit heures plus tard de ses révélations selon lesquelles il a admis avoir participé à des transferts de technologies au profit de l’Iran, la Libye et la Corée du Nord. Et même de les avoir monnayé, selon une source militaire citée lundi soir par l’agence Reuters. Depuis deux mois il était au centre de l’enquête lancée sur les éventuelles fuites qui alimentaient les réseaux de prolifération internationaux. Mais les soupçons pesaient sur lui depuis plusieurs années, notamment de la part de Washington. En 2001, c’est sous la pression des Etats-Unis qu’il avait notamment été écarté de la direction du principal laboratoire de recherche du pays, le Khan Research Laboratories (KRL), ainsi nommé en son honneur.

Selon le témoignage d’un haut responsable militaire pakistanais à l’AFP, le président iranien avait personnellement alerté son homologue pakistanais de l’existence de fuites lors d’un sommet de l’Organisation de la conférence islamique, en Malaisie l’année dernière, mais Pervez Musharraf ne l’avait pas cru. Vendredi, à l’issue d’une réunion de l’Autorité nationale de commandement des activités militaires (NCA), le ministre de l’Intérieur affirmait que, «jusqu’à présent, il n’a pas été reconnu coupable». Quelques heures plus tard, deux hauts responsables finissaient par reconnaître qu’il était bien le principal suspect et que Abdul Qadeer Khan «faisait figure de personnage de premier plan dans ce commerce de l’ombre».

«Il est trop gros»

Abdul Qadeer Khan n’est pas n’importe qui. Il est en effet considéré comme le «père» de la bombe atomique pakistanaise, dont l’existence a été officiellement déclarée en 1998, en réponse aux premiers essais nucléaires indiens. Autrement dit, il incarne l’artisan de l’indépendance nationale et d’une souveraineté acquise par l’équilibre régional de la terreur entre son pays et les géants voisins, chinois et surtout indien. Sa réputation a également largement franchi la sphère des intérêts nationaux. Pour l’islamisme politique, il est en effet celui qui a doté la communauté de la bombe musulmane, de nature là aussi à équilibrer le rapport des forces avec les puissances réputées hostiles, impérialistes et sionistes. A ce titre, sa réputation de héros a largement dépassé les frontières de son propre pays. Ses détracteurs dénoncent d’ailleurs, sous son influence, un détournement de la doctrine atomique pakistanaise au profit d’une défense de l’islam et une récente islamisation des milieux de la recherche nucléaire pakistanaise.

Si l’énigme est résolue, la question des sanctions pose un autre type de problème. En effet, la popularité du Dr Abdul Qadeer Khan n’autorise pas le gouvernement pakistanais à agir à son égard avec toute la sévérité promise. D’ailleurs, alors qu’une demi-douzaine d’autres scientifiques soupçonnés de prolifération sont incarcérés, lui-même bénéficie d’une régime de faveur : il a simplement été placé en résidence surveillée. Car selon un responsable militaire cité par l’AFP, il «est trop gros pour être interrogé de la même façon que les autres. Les retombées de son interrogatoire au plan intérieur pourraient s’avérer ingérables pour le gouvernement». Incontestablement la dimension symbolique du personnage suscite la prudence des autorités. «Toute décision hasardeuse peut provoquer un vaste mouvement de protestation nationale», estime un spécialiste indien des questions de défense, Ikram Sehgal, tandis qu’un dirigeant du Département des études stratégiques d’Islamabad déclare que «le vrai défi pour le gouvernement serait l’ouverture de la boîte de Pandore qu’une action (en justice) ouvrirait».

La décision de poursuivre en justice Abdul Qadeer Khan relève à présent de l’Autorité nationale de commandement. Cet organe regroupe des dirigeants civils et militaires et il est présidé par le général Musharraf. Ce dernier est très fragilisé par les décisions politiques douloureuses auxquelles il a dû consentir ces dernières années en se rapprochant des Américains, contre l’avis d’une partie de son opinion publique indocile restée proche d’un islamisme radical synonyme de résistance. Pervez Musharraf lui-même vient d’échapper à une série d’attentats. Et on le voit mal renoncer à la voie dans laquelle il s’est engagé au lendemain des attentats du 11 septembre. Le président pakistanais pourra toujours se réfugier derrière le fonctionnement des institutions de son pays pour légitimer les décisions qu’il prendra, nul n’ignore cependant qu’il tient son pouvoir du coup d’Etat (1999) et que, jusqu’à sa restitution au peuple pakistanais, il est bien seul face à ses responsabilités et notamment face à la décision de juger ou non Abdul Qadeer Khan.

A écouter :
Valérie Rohart, journaliste à RFI, invitée de la rédaction le 02/02/2004 revient sur les aveux du docteur Abdul Qadeer Khan.



par Georges  Abou

Article publié le 02/02/2004