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Proche-Orient

Naplouse au bord du chaos

Il y avait déjà les points de contrôle et les raids des tanks. Il y a désormais le chômage et les règlements de compte. La capitale économique de la Cisjordanie est à genoux.
De notre correspondant dans les Territoires palestiniens

Depuis plusieurs mois la capitale économique de la Cisjordanie est menacée par l’anarchie. Aux ravages bien connus des tanks et du chômage (65% de la population), s’ajoutent ceux de la criminalité. Racket, meurtres : des gangs privés tentent de mettre la ville en coupe réglée en profitant de l’inaction forcée des services de sécurité locaux.

L’épisode le plus frappant est l’assassinat, le 25 novembre dernier, d’Ahmed Al-Chakaa, le frère du maire, Ghassan Al-Chakaa. La victime, un homme d’affaires basé en Jordanie, se rendait en voitures chez des amis, où le maire lui même était attendu. Du fait de cet itinéraire commun et de la ressemblance physique entre les deux hommes, les habitants ont tôt fait de conclure que le premier magistrat de la ville était la cible initiale du tueur. En revanche, la raison de son geste demeure méconnue.

Ghassan Al-Chakaa accuse certes une poignée de gangsters «contrôlés par trois ou quatre leaders servant les intérêts d’Israël. Ils savent que je combats leur comportement et que l’on ne peut pas me faire chanter. Ils savent aussi que j’encourage les Palestiniens à rejeter leurs actions. C’est pour cela qu’ils ont visé mon frère». Mais des quatre suspects dont il a donné les noms aux enquêteurs, aucun n’a été inquiété. Même absence de résultats dans la plupart des affaires sensibles qui ont ébranlé la vie locale : le kidnapping et le passage à tabac du frère du gouverneur, l’agression contre le chef de la police locale blessé par balles aux jambes, les rafales tirées contre le domicile du directeur du conseil d’administration de l’Université An Najah. Selon le maire, depuis le début de l’Intifada, une trentaine d’habitants ont été tués dans des règlements de compte, qui valent à Naplouse le surnom de «Chicago palestinien». Et à chaque fois, l’impunité est la règle.

Du coup, les rumeurs enflent à Naplouse. On dit que l’argent envoyé par le Hezbollah aux militants du Fatah aurait excité les convoitises. On suggère qu’Arafat saboterait toute tentative de règlement pour mieux s’imposer comme l’ultime recours. «Pourquoi ces actes n’arrivent qu’ici alors que l’armée israélienne occupe presque toutes les villes de Cisjordanie ? demande un bon connaisseur des affaires locales qui a requis l’anonymat. C’est comme s’il y avait une main invisible qui avait intérêt à maintenir la ville dans le désordre».

Des milices armés en mal de financements

L’un des vecteurs de ce chaos est pourtant bien connu : les Brigades des martyrs al-Aqsa, un groupe armé proche du Fatah, le parti de Yasser Arafat, qui, sous le coup de la répression israélienne, a éclaté en une dizaine de cellules incontrôlables, qui versent dans le crime. «Certains de leurs membres agissent de cette façon parce qu’ils ont des problèmes financiers, dit Hazem Zhokan, le patron du Fatah dans le camp de réfugiés de Balata, interrogé par l’AFP. D’autres prétendent appartenir aux Brigades pour mieux extorquer des financements». Hachem Abou Hamdan, 23 ans, l’un des leaders du groupe, explique : «Nous sommes différents des autres groupes armés car nous n’avons pas de hiérarchie claire dans la chaîne de commandement. Certains militants oeuvrent pour le peuple et malheureusement, d’autres oeuvrent contre lui». Selon lui, les Brigades des martyrs d’al-Aqsa comptent environ 70 membres sur la région de Naplouse, «dont le seul but est de combattre l’occupation». Mais il explique que 1 500 à 2 000 hommes supplémentaires usurpent le label des Brigades pour le compte de «politiciens» avides de servir leurs intérêts privés. Et à ce petit jeu, Ghassan Al-Chakaa ne serait pas le dernier. Les milieux bien informés savent que pour contrebalancer l’hostilité de la vieille ville à son égard, il a recruté une garde rapprochée à l’intérieur du camp de réfugiés de Balata. Des liaisons dangereuses, qui dans un contexte aussi troublé que l’Intifada, sont susceptibles de basculer à tout moment.

A la fin de la première Intifada, Naplouse avait connu des dérives similaires. Le pourrissement du soulèvement nationaliste par la résurgence des antagonismes de classe et des vieilles rivalités locales. A l’époque, une tête brûlée du Fatah, le sinistre Ahmed Tabouq, louait ses poings et sa gâchette aux grandes familles patriciennes de Naplouse, semant la terreur en ville. Son règne s’était achevé à la faveur du retrait de l’armée israélienne et de l’arrivée de l’Autorité Palestinienne, en 1995-1996. Or actuellement, si le scénario se répète, le contexte est totalement différent. L’armée israélienne ne donne aucun signe d’évacuation proche. Chacun de ses raids est jalonné de meurtres et de dévastations gratuites.

Par exemple, l’opération menée de la mi-décembre à début janvier et censée permettre la capture d’un cadre de l’Intifada, s’est soldée par la mort de dix huit Palestiniens, la plupart civils, la destruction de 3 maisons et l’endommagement de 76 autres, dont un palais islamique, vieux de quatre siècles. Parallèlement, l’Autorité palestinienne accumule les signes d’essoufflement. Deux mois après les faits, la commission d’enquête sur le meurtre d’Ahmed Al-Chakaa nommée par Yasser Arafat, piétine. «Ils n’ont rien fait et ils ne feront rien, dit un observateur local. Ils n’en ont ni les moyens ni la volonté. Tous les hauts gradés de l’Autorité ont beaucoup trop peur d’agir». Si l’effondrement de l’Autorité palestinienne doit survenir dans les prochains mois, Naplouse en sera sûrement l’un des théâtres privilégiés.



par Benjamin  Barthe

Article publié le 04/02/2004