Haïti
Face au vide politique
La classe politique haïtienne cherche une solution institutionnelle de compromis pour «l’après Aristide» tandis que les insurgés en armes triomphent dans les rues de la capitale et que la force intérimaire internationale poursuit son déploiement.
Le départ en exil de l’ancien président haïtien laisse le pays dans une situation de confusion en raison du vide politique qui s’est installé. Pour former un gouvernement d’union nationale, le président par intérim doit composer avec des forces politiques jusqu’alors antagonistes et qui ne partageaient que la volonté commune d’en finir avec le pouvoir de Jean-Bertrand Aristide. Boniface Alexandre, successeur constitutionnel du président déchu, vient tout juste de démarrer des consultations. Et celles-ci vont nécessairement prendre en compte la nouvelle configuration politique issue des dernières semaines d’offensive victorieuse des rebelles. Ces derniers, auréolés de leur succès d’avoir été le fer de lance de la chute de l’ancien régime, ont pris de court les premiers éléments de la force intérimaire dont la résolution 1529 de l’Onu a autorisé le déploiement dans la nuit de dimanche à lundi. Et ils ont été triomphalement accueillis lundi à leur arrivée dans la capitale où ils se sont installés dans l’ancien quartier général des forces armées, à une centaine de mètres du palais national.
Il y a quelques jours encore, leur présence à Port-au-Prince était jugé indésirable, tant par la communauté internationale que par l’opposition légale au régime de M. Aristide. Issus de milices anciennement gouvernementales, ou notables d’anciens régimes déchus, leurs chefs Guy Philippe et Louis-Jodel Chamblain, de retour d’exil, traînent de vieilles casseroles qui, tôt ou tard, nuiront à leur réputation de libérateurs. Le premier est accusé de deux tentatives de coup d’Etat, tandis que le second est un ancien responsable d’un escadron de la mort au service du général Raoul Cedras, tombeur d’Aristide et dictateur en exercice de 1991 à 1994. Lundi encore, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell déclarait : «il y a des individus dont nous ne voudrions pas qu’ils réintègrent la société civile haïtienne étant donné leur passé».
Mais aujourd’hui, tout le monde doit réévaluer ses positions à la lumière de la nouvelle situation créée par les événements et leur entrée massive dans le jeu politique haïtien. Bien qu’ils ne soient dotés d’aucun mandat, et qu’ils ne siègent pas (encore) à la table des négociations, leur ombre pèse sur le vide politique haïtien. Et, aussi embarrassante que puisse être la situation, il va bien falloir trouver où les loger sur l’échiquier qui ne manquera pas de se mettre en place. A cet égard, les heures qui viennent et les négociations en cours s’annoncent décisives. «Nous devons faire violence à nos sentiments et accepter de négocier avec des personnages comme Louis-Jodel Chamblain. De près ou de loin, ils ont participé à la chute d’Aristide. Mais nous insistons pour qu’une commission vérité et justice soit mise en place, pour faire la lumière sur toutes les violations des droits de l’homme», déclare au Monde le dirigeant social-démocrate Micha Gaillard, traduisant parfaitement la difficulté de résoudre l’équation politique haïtienne.
Le plan international de sortie de crise toujours en vigueur prévoit, autour du président haïtien, la formation d’un comité tripartite représentant la communauté internationale, l’alliance opposition-société civile et le parti Lavalas, de l’ancien président Aristide. D’ores et déjà la communauté internationale a nommé pour la représenter le coordonnateur du Programme des Nations unies pour le développement en Haïti, le Malien Adama Guindo, et l’opposition a désigné de son côté l’ex-sénateur Paul Denis, membre de l’Organisation du peuple en lutte (gauche). Une fois au complet, avec la nomination attendue du représentant Lavalas, ce groupe devra sélectionner un conseil de neuf à quinze sages représentatifs de la société haïtienne, celui-ci étant chargé de désigner un Premier ministre sur une liste de noms proposés par l’opposition. Ce plan s’accompagne d’une perspective à court terme d’élections législatives et, évidemment, présidentielle.
Le dispositif militaire n’est pas opérationnel
L’autre incertitude concerne l’entrée en action des soldats des contingents étrangers qui ont débarqué à Port-au-Prince. Il règne là aussi une certaine confusion sur leur mission. Des déclarations ont laissé entendre qu’ils étaient là, en tout premier lieu, pour protéger les intérêts des ressortissants étrangers de leurs pays respectifs. Or, vérification faite, les soldats canadiens, américains et français sont bien les premiers éléments du contingent de la force intérimaire issue de la résolution 1529 de l’Onu, adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité, dans la nuit de dimanche à lundi. D’autres éléments, appartenant à d’autres nationalités sont attendus. On évoque la présence à terme de soldats brésiliens et salvadoriens. Les dirigeants de la communauté Caraïbes, qui continuent à se déclarer surpris par la décision du président haïtien, devaient également se réunir mardi pour envisager une contribution à cette mission.
Pour l’heure cette force est plutôt discrète, se cantonnant à la sécurisation d’objectifs stratégiques et symboliques, tels que l’aéroport, les ambassades ou le palais présidentiel. Il semble en effet que le dispositif militaire international n’est pas encore tout à fait opérationnel et n’autorise donc pas, en l’état, les missions de maintien de l’ordre. D’où cet appel à l’aide lancé mardi encore par le Programme alimentaire mondial (Pam) de l’Onu, premier pourvoyeur d’aide du pays : «Nos opérations sont grandement perturbées par la situation en terme de sécurité. Toute initiative susceptible de rétablir la sécurité sera la bienvenue», a déclaré une responsable du Pam, tandis qu’un autre précisait que «la situation est complètement chaotique à Port-au-Prince».
Parmi les opérations de police que les organisations de défense des droits de l’homme souhaiteraient les voir remplir, on trouve notamment l’arrestation et la traduction en justice de certains rebelles dont les crimes et les exactions commis au service des précédents régimes restent dans les mémoires. Le nom de Louis-Jodel Chamblain compte parmi les plus présents dans les rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch.
A cette complexité s’ajoute enfin la vive polémique sur la façon dont le président a été chassé du pouvoir. A-t-il été contraint à la démission par les événements, par la force, ou par la pertinence des arguments qui lui ont été soumis ? En d’autres termes a-t-il fait de lui-même le constat que son maintien aggraverait le chaos, est-il parti un pistolet sur la tempe, ou «les dossiers» montés contre lui par l’administration américaine ont-ils finalement eu raison de son obstination ? En tout état de cause, les pressions exercées par les administrations étrangères, et américaine en particulier, au cours de ses dernières heures de règne ont été très vives. Après les déclarations de Jean-Bertrand Aristide estimant qu’il a été victime d’un chantage au «bain de sang» équivalant à un «coup d’Etat» et à un «enlèvement moderne», l’affaire provoque des démentis vigoureux de la part notamment de Washington, de Ottawa et de l’Onu. A Bangui, où le président haïtien effectue la première étape de son exil, le porte-parole du gouvernement a déploré ses propos : «il est parti pour nous embarrasser. A peine 24 heures qu’il est là, et il crée des problèmes à la diplomatie centrafricaine», a déclaré Parfait M’bay.
Il y a quelques jours encore, leur présence à Port-au-Prince était jugé indésirable, tant par la communauté internationale que par l’opposition légale au régime de M. Aristide. Issus de milices anciennement gouvernementales, ou notables d’anciens régimes déchus, leurs chefs Guy Philippe et Louis-Jodel Chamblain, de retour d’exil, traînent de vieilles casseroles qui, tôt ou tard, nuiront à leur réputation de libérateurs. Le premier est accusé de deux tentatives de coup d’Etat, tandis que le second est un ancien responsable d’un escadron de la mort au service du général Raoul Cedras, tombeur d’Aristide et dictateur en exercice de 1991 à 1994. Lundi encore, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell déclarait : «il y a des individus dont nous ne voudrions pas qu’ils réintègrent la société civile haïtienne étant donné leur passé».
Mais aujourd’hui, tout le monde doit réévaluer ses positions à la lumière de la nouvelle situation créée par les événements et leur entrée massive dans le jeu politique haïtien. Bien qu’ils ne soient dotés d’aucun mandat, et qu’ils ne siègent pas (encore) à la table des négociations, leur ombre pèse sur le vide politique haïtien. Et, aussi embarrassante que puisse être la situation, il va bien falloir trouver où les loger sur l’échiquier qui ne manquera pas de se mettre en place. A cet égard, les heures qui viennent et les négociations en cours s’annoncent décisives. «Nous devons faire violence à nos sentiments et accepter de négocier avec des personnages comme Louis-Jodel Chamblain. De près ou de loin, ils ont participé à la chute d’Aristide. Mais nous insistons pour qu’une commission vérité et justice soit mise en place, pour faire la lumière sur toutes les violations des droits de l’homme», déclare au Monde le dirigeant social-démocrate Micha Gaillard, traduisant parfaitement la difficulté de résoudre l’équation politique haïtienne.
Le plan international de sortie de crise toujours en vigueur prévoit, autour du président haïtien, la formation d’un comité tripartite représentant la communauté internationale, l’alliance opposition-société civile et le parti Lavalas, de l’ancien président Aristide. D’ores et déjà la communauté internationale a nommé pour la représenter le coordonnateur du Programme des Nations unies pour le développement en Haïti, le Malien Adama Guindo, et l’opposition a désigné de son côté l’ex-sénateur Paul Denis, membre de l’Organisation du peuple en lutte (gauche). Une fois au complet, avec la nomination attendue du représentant Lavalas, ce groupe devra sélectionner un conseil de neuf à quinze sages représentatifs de la société haïtienne, celui-ci étant chargé de désigner un Premier ministre sur une liste de noms proposés par l’opposition. Ce plan s’accompagne d’une perspective à court terme d’élections législatives et, évidemment, présidentielle.
Le dispositif militaire n’est pas opérationnel
L’autre incertitude concerne l’entrée en action des soldats des contingents étrangers qui ont débarqué à Port-au-Prince. Il règne là aussi une certaine confusion sur leur mission. Des déclarations ont laissé entendre qu’ils étaient là, en tout premier lieu, pour protéger les intérêts des ressortissants étrangers de leurs pays respectifs. Or, vérification faite, les soldats canadiens, américains et français sont bien les premiers éléments du contingent de la force intérimaire issue de la résolution 1529 de l’Onu, adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité, dans la nuit de dimanche à lundi. D’autres éléments, appartenant à d’autres nationalités sont attendus. On évoque la présence à terme de soldats brésiliens et salvadoriens. Les dirigeants de la communauté Caraïbes, qui continuent à se déclarer surpris par la décision du président haïtien, devaient également se réunir mardi pour envisager une contribution à cette mission.
Pour l’heure cette force est plutôt discrète, se cantonnant à la sécurisation d’objectifs stratégiques et symboliques, tels que l’aéroport, les ambassades ou le palais présidentiel. Il semble en effet que le dispositif militaire international n’est pas encore tout à fait opérationnel et n’autorise donc pas, en l’état, les missions de maintien de l’ordre. D’où cet appel à l’aide lancé mardi encore par le Programme alimentaire mondial (Pam) de l’Onu, premier pourvoyeur d’aide du pays : «Nos opérations sont grandement perturbées par la situation en terme de sécurité. Toute initiative susceptible de rétablir la sécurité sera la bienvenue», a déclaré une responsable du Pam, tandis qu’un autre précisait que «la situation est complètement chaotique à Port-au-Prince».
Parmi les opérations de police que les organisations de défense des droits de l’homme souhaiteraient les voir remplir, on trouve notamment l’arrestation et la traduction en justice de certains rebelles dont les crimes et les exactions commis au service des précédents régimes restent dans les mémoires. Le nom de Louis-Jodel Chamblain compte parmi les plus présents dans les rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch.
A cette complexité s’ajoute enfin la vive polémique sur la façon dont le président a été chassé du pouvoir. A-t-il été contraint à la démission par les événements, par la force, ou par la pertinence des arguments qui lui ont été soumis ? En d’autres termes a-t-il fait de lui-même le constat que son maintien aggraverait le chaos, est-il parti un pistolet sur la tempe, ou «les dossiers» montés contre lui par l’administration américaine ont-ils finalement eu raison de son obstination ? En tout état de cause, les pressions exercées par les administrations étrangères, et américaine en particulier, au cours de ses dernières heures de règne ont été très vives. Après les déclarations de Jean-Bertrand Aristide estimant qu’il a été victime d’un chantage au «bain de sang» équivalant à un «coup d’Etat» et à un «enlèvement moderne», l’affaire provoque des démentis vigoureux de la part notamment de Washington, de Ottawa et de l’Onu. A Bangui, où le président haïtien effectue la première étape de son exil, le porte-parole du gouvernement a déploré ses propos : «il est parti pour nous embarrasser. A peine 24 heures qu’il est là, et il crée des problèmes à la diplomatie centrafricaine», a déclaré Parfait M’bay.
par Georges Abou
Article publié le 02/03/2004