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Irak

Les liquidations silencieuses

De mystérieux commandos assassinent non seulement des proches de l’ancien régime, mais des intellectuels et des médecins.
De notre envoyé spécial à Bagdad

«Du travail de professionnel. Une seule balle tirée en plein jour dans l’abdomen. Un témoin nous a raconté qu’il avait vu une voiture de modèle récent et de grosse cylindrée s’approcher du véhicule du Dr Majid Hussein Ali, un spécialiste en médecine nucléaire. Il a entendu une détonation et les assaillants ont pris la fuite. Ils n’ont pas cherché à voler l’argent ou la voiture de leur victime. C’était clairement un assassinat ciblé.»

Sur son bureau, le commissaire -qui préfère rester anonyme- a ouvert le dossier de l’enquête qui tient en une dizaine de pages. Pourquoi a-t-on tué le Dr Majid Hussein Ali le 18 février en plein Bagdad ? Fataliste, l’officier de police avoue son impuissance : «c’est une affaire obscure, comme nous en traitons beaucoup depuis la chute du régime. Mais vous savez, nous manquons de moyens pour enquêter, nous n’avons même pas de laboratoire pour analyser la balle qui a tué le Dr Majid Hussein Ali !» A demi-mot, il reconnaît que l’affaire sera classée, même si officiellement l’enquête continue…

Depuis la chute du régime de Saddam Hussein, les liquidations d’anciens baassistes ou ex-membres des services de renseignement, les vengeances personnelles, ou les meurtres mystérieux comme celui du Dr Majid ont grimpé en flèche. Le docteur Faik Bakr Amin, directeur de l’Institut médico-légal de Bagdad, a la charge de comptabiliser ces morts «violentes et suspectes» dans la capitale irakienne et ses banlieues.

«Les statistiques ont très fortement augmenté après la guerre, explique-t-il. 458 cas en mai 2003, 751 en juin, 872 en août qui constitue le pic le plus élevé de l’année. Depuis, les chiffres se stabilisent autour de 650 morts par mois. En janvier dernier, nous avons comptabilisé 636 décès non naturels.» Des données qui traduisent les faiblesses actuelles de la police irakienne en cours de reconstitution.

«Sous Saddam, poursuit le directeur de l’Institut médico-légal, la société était quadrillée par de multiples services de sécurité et de renseignement. Ils maîtrisaient la situation, même si c’était par la répression et la force, mais au moins c’était stable. Aujourd’hui, plus personne ne contrôle plus rien. Il n’y a plus d’ordre public et l’insécurité règne partout.»

La signature des «barbus»

Dans cet environnement chaotique, les anciens responsables du parti Baas et les ex-membres des services de sécurité sont particulièrement menacés. Les partis islamistes chiites, notamment l’Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak (ASRII), auraient créé des structures internes baptisées «comité des liquidations» (lajnah al-tasfiyat), destinés à éliminer physiquement les anciens du régime de Saddam.

Pour Qouteiba, un inspecteur d’un commissariat de Bagdad, la main des «barbus» ne fait aucun doute : «On reconnaît tout de suite que c’est eux, affirme-t-il. Le mode opératoire utilisé constitue leur signature : la victime est abattue par balles, parfois même égorgée sans que les assaillants cherchent à la dépouiller ou à lui voler son argent. La police des quartiers chiites de Bagdad, comme à Madinat Al-Sadr, n’est pas vraiment active concernant ce type de meurtre. Quand une famille a été décimée par un membre de l’ancien régime, la vengeance est acceptée. L’impunité est tolérée.»

Officiellement, les responsables chiites nient toute implication dans ces meurtres d’anciens baassistes. «Ces allégations sont fausses», déclarait Haïtham Husseini, un des porte-paroles de l’ASRII après l’assassinat à Kerbala d’un ancien directeur d’école et membre du parti Baas. Selon lui, ces crimes émanent de combattants étrangers venus en Irak pour semer la discorde et provoquer la guerre civile.

«Il existe une alliance objective entre les meurtriers et les Américains qui laissent faire car ils veulent éliminer les restes de l’ancien régime, avance l’inspecteur Qouteiba. En revanche, pour les assassinats de professeurs ou de scientifiques comme le Dr Majid Hussein Ali, je pense pas qu’il s’agisse d’Irakiens. Quel serait l’intérêt pour le pays de se priver de leur expérience et de leur savoir ?»

Dans le quartier chic de Mansour, Abou Reem tient un magasin d’équipements électro ménagers. Derrière ce commerçant anonyme se cache en fait un ancien général des moukhabarats, les grandes oreilles de l’ancien régime, qui a travaillé plusieurs années aux côtés de Barzan, l’un des trois demi-frères de Saddam. Il explique ne pas avoir peur, mais conserve en permanence un revolver sous sa chemise. «Toujours chargé», lance-t-il en le brandissant dans son magasin.

Les liquidations d’anciens baasistes ? «Bien sûr, c’est une réalité. Les groupes islamistes possèdent des listes de noms. Chaque semaine, ils choisissent des villes ou des quartiers de Bagdad où il décident de frapper. Ils n’ envoient jamais d’avertissement ou de menace à leur victime : ils la liquident directement. En général, l’assassinat se déroule en pleine rue, parfois chez la victime. Le meilleur moment pour opérer est avant ou après la prière du vendredi pour être sûr de cibler l’homme à abattre.»

Karim, un des amis d’Abou Reem, lui aussi un ancien des services de renseignement, a échappé de justesse à la mort. Il s’apprêtait à recevoir des amis dans sa maison située dans le quartier de Hay Jihad, quand une BMW noire est passée devant chez lui. Les occupants ont alors mitraillé sa porte d’entrée. Il ne fut que blessé mais ses quatre visiteurs sont morts criblés de balles. «Aujourd´hui, Karim se cache quelque part dans Bagdad» , affirme Abou Reem.



par Christian  Chesnot

Article publié le 09/03/2004