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Culture

Francis Bacon, le sacré et le profane

Francis Bacon: <i>Pape II</i> (1951). Huile sur toile, 198 x 137 cm (<i>Städische Kunsthalle Mannheim</i>).  

		Cliché: Margita Wickenhäuser (Kunsthalle Mannheim), © The Estate of Francis Bacon/ADAGP, Paris 2004
Francis Bacon: Pape II (1951). Huile sur toile, 198 x 137 cm (Städische Kunsthalle Mannheim).
Cliché: Margita Wickenhäuser (Kunsthalle Mannheim), © The Estate of Francis Bacon/ADAGP, Paris 2004
Jusqu’au 15 août, Francis Bacon s’expose au musée Maillol, à Paris. «Le sacré et le profane sont les deux pôles entre lesquels tient tout l'oeuvre de Bacon» selon le commissaire à l’exposition, Michel Peppiatt.

Commissaire de l’exposition, et ami de Francis Bacon pendant près de trente ans, Michel Peppiatt explique: «Athée virulent, faisant de l’athéisme sa religion», Francis Bacon a exalté la chair pour mieux rappeler que l’homme n’est pas uniquement un être pensant. Derrière sa peinture, violente et dérangeante, la démarche est philosophique et spirituelle: «Bacon est un lutteur spirituel, dit Michel Peppiatt, c’est un peintre religieux car il pose les questions de la vie et de la mort». C’est la chair qui fait, chez Bacon, l’objet d’un sentiment de révérence religieuse, et si les silhouettes sont torturées c’est en quelque sorte pour mieux rappeler que le sang est au coeur même de la vie.

Le musée Maillol accueille l’oeuvre de Bacon des «années 50, période pendant laquelle le peintre se cherchait encore. Il faisait beaucoup de tentatives et détruisait beaucoup» à la différence des années 70 où, selon Michel Peppiatt, «il atteint une maîtrise quasiment parfaite, mais en même temps, il n’y a plus cette lutte avec le sujet, avec la matière». L’espace a le mérite d’être à la fois intimiste et suffisamment aéré pour ne pas surenchérir l’enfermement obsessionnel du peintre dans un univers sans espoir. C’est une grande toile sombre de chauve-souris vampire crucifiée qui ouvre l’exposition, faisant partie d’une des «deux crucifixions rarement montrées que Bacon a peintes très tôt», en 1933 et 1950. Puis, «côté papes, on verra ceux de la National Gallery du Canada, et du Stedelijk Museum à Gand, et d’autres venant de collections du monde entier. La National Gallery de Washington nous a prêté également une version du portrait d’Innocent X de Vélasquez qui a déclenché la série de Papes de Bacon».

Pourquoi ce titre, le sacré et le profane ? Parce qu’il y a «une contradiction profonde entre l'oeuvre de Bacon et le coeur de l’homme. C’était un athée virulent (…) mais en même temps il a connu deux obsessions au début de sa carrière, le Pape et la Crucifixion (…) une contradiction très féconde». Chacun peut avoir sa propre lecture de l’oeuvre de Bacon mais cela ne restera jamais qu’une lecture parmi tant d’autres possibles: ici voit-on une chauve-souris écartelée sur la croix, là un condamné à mort sur le fauteuil papal, hurlant de douleur, drapé dans de majestueux vêtements sacerdotaux et exhibant des dents acérées, ou là encore un amas de muscles déchirés noués qui pivotent sur eux-mêmes. Mais, au final, chacun ne fait qu’assembler des images et des interprétations. Il n’y a «aucune narration chez Bacon, c’était un créateur d’images» qui tendait à offrir, à travers la blessure, une «vision sacralisée de l’humain» soulignant que «la vie et la mort vont bras dessus dessous». La vie est considérée comme une guerre farouche menée contre la menace de mort -«derrière le vernis de la civilisation, Bacon souhaite démasquer l’effroi et la bestialité» explique Michel Peppiatt- et, face à cette violence, le peintre «se fait médium», opposant une sorte de bras de fer entre l’art et la vie: «je pense que la vie n’a pas de sens mais nous lui en donnons un pendant que nous existons». En somme, entre la naissance et la mort nous vivons; tant qu’il y a de la vie, il y a de la chair, après il ne reste que de la poussière, aussi Bacon exalte-t-il «l’obscénité des corps promis à la décomposition».

Ecrasés et tordus, épinglés et étirés, les visages, les amas de muscles, les bouts de corps arc-boutés sont comme autant de témoins d’une vie sans illusion, et si longtemps le public a vu dans ses toiles quelque chose de désespéré, de torturé et d’insupportable, Francis Bacon s’en est expliqué: «Si quelque chose est fort, les gens pensent que c’est douloureux. En fait, je ne crois pas que mes tableaux aient quelque chose à voir avec la douleur. Mais ils n’ont surtout rien à voir avec la séduction. La réalité émeut, fascine, effraie, émerveille ou excite, mais elle ne séduit pas». Aucune complaisance donc pour ménager la réalité d’une condition humaine sans issue: on pense à Beckett «Oh les beaux jours!». Métaphore de cette condition humaine, la toile ne présente aucune issue non plus: les portes ouvrent sur nulle part, les sujets sont encagés dans des box vitrés et il n’existe pas de sortie. Bacon peint un monde clos dont personne ne peut s’évader, même la toile, très structurée, est encadrée et sous verre. Le peintre tenait à ce verre: en même temps qu’il souligne la vanité de la séparation puisque l’oeil franchit, et que le visiteur se trouve inéluctablement piégé dans le reflet. Quant à la vitre peinte, elle contribue à «épaissir l‘énigme et le mystère».

«Ma peinture est le reflet de ma vie»

«Ma peinture est le reflet de ma vie» disait le peintre. Et dans la biographie Francis Bacon: Anatomy of an enigma, parue à Londres en 1996, Michel Peppiatt propose l’hypothèse selon laquelle la Crucifixion constituait pour Bacon une sorte d’autoportrait. Rappelons que Bacon fut chassé de la maison à l’âge de 16 ans par son père, lequel, dans un même temps, réprouve l’homosexualité de son fils et ses ambitions de devenir peintre. Bacon se retrouve alors en rupture de ban avec sa famille et la société de l’époque: la croix n’est-elle pas alors le meilleur «symbole de la mort, de la souffrance, de la renaissance, de la cruauté de l’homme envers l’homme» et «bien sûr il y avait aussi l’idée que le corps humain n’est que de la viande. Le corps crucifié est donc une carcasse écartelée, pensez au Boeuf écorché de Rembrandt». La thématique du Pape, récurrente dans l’oeuvre de Bacon, peut aussi être mise en lien avec le vécu de l’artiste dont le père aurait eu des ressemblances physiques avec le Pape Innocent X peint par Vélasquez -qui a tant marqué Francis Bacon. Or, Michel Peppiatt d’ajouter: «Il en a fait un pantin, un homme habillé en femme, avec cris et ricanements. Peut-être voulait-il le faire descendre de son trône (…) Bacon se révoltait contre l’autorité religieuse certes, mais aussi contre l’autorité paternelle». Subversive donc, transgressive des interdits, sa peinture exprime indéniablement la souffrance de l’être. Mais Bacon échappe toujours: «c’était un hors-la-loi», une sorte de passe-muraille «qui a toujours brouillé les pistes. Très secret, sa vie avait plusieurs compartiments. Il était capable de sortir d’une bagarre avec son ami pour retrouver l’épouse d’un collectionneur et l’inviter à boire un verre au Ritz, quitter cette dernière et aller se faire tabasser à Soho par une bande de mauvais garçons, ou bien encore jouer sa fortune au casino» rapporte son biographe et ami, Michel Peppiatt auquel l’artiste confiait «il faut être discipliné en tout, même dans la frivolité, surtout dans la frivolité». Folie, excès, maîtrise.

Il est tout aussi intéressant et éloquent d’aborder ce «reflet» dont parle le peintre sous l’angle même de la peinture. L’exposition qui nous est offerte vaut aussi pour la réflexion qu’elle suscite car les toiles sont également, aussi structurées qu’accidentées: «à partir de ce qu’il obtenait par accident, il procédait à une manipulation consciente de la matière picturale» explique Michel Peppiatt (…) «il buvait excessivement mais savait en même temps maintenir une discipline de fer dans son travail». Autodidacte, extrêmement cultivé, pétri de références en philosophie et en histoire de l’art, la peinture était pour Francis Bacon «une forme de la pensée, en même temps qu’une expression la plus instinctive possible de la sensation, du désir, de l’effroi». Dans le film proposé à l’exposition, le peintre insiste sur le fait qu’«il regarde et observe tout»: tout percevoir, tout recevoir pour mieux libérer, telle était sa démarche pour mieux réfléchir dans la toile ce qu’il avait perçu avec acuité. Il explique aussi, verre à la main, qu’il ne pouvait travailler que dans l’euphorie. Jamais saoul, «l’alcool, plus qu’un vice, était le prolongement de son tempérament» explique son biographe, celui d’un écorché vif, sensible et secret, réceptif à tout ce qui se passait autour de lui, mais pour transgresser. «Aujourd’hui un peintre ne peut plus être un illustrateur, la photo et le cinéma suffisent amplement. Le peintre doit donc donner de la réalité une autre image». Ainsi, en toute liberté, et bouleversant les logiques, le peintre sollicite les hasards.

Menant une vie d’errance, friand de tensions de toutes sortes, Bacon épiait en quelque sorte tous les instants du quotidien pour mieux percevoir la réalité dans ses contradictions et ses accidents qu’il traduisait ensuite en peinture par des distorsions. L’acte même de peindre devait se soumettre à cette loi de l’accident de parcours. C’est ainsi que tout en appartenant à la grande famille des peintres classiques, fidèle à l’art figuratif, et défiant l’abstraction, Francis Bacon a expliqué sa démarche, «Il est fréquent que la tension soit complètement changée rien que de la façon dont va un coup de pinceau. Il engendre une forme autre que la forme que vous êtes en train de faire, voilà pourquoi les tableaux seront toujours des échecs soumis au hasard et à la chance, à l’accident, à l’inconscient. Il s’agit alors de l’accepter ou de le refuser. Une nouvelle vérité, insoutenable, surgit: nous sommes libres». Ainsi, tous ces corps nus hermétiques, anonymes, enroulés sur eux-mêmes sont traités à coup de touches larges, de grands coups de pinceaux. La toile, parfois rêche et rugueuse, est furieusement éclaboussée de giclées de couleurs sanguinolentes, la pâte sèche épaisse est quelquefois additionnée de coton ou de poussière pour donner plus d’épaisseur encore à la matière. Là encore il ne s’agit pas de plaire ou de séduire, mais de «partir à l’aventure de l’art jusque dans ses ruptures» en restant le plus instinctif possible.

Francis Bacon, «le sacré et le profane»

Musée Maillol jusqu’au 15 août 2004.



par Dominique  Raizon

Article publié le 08/04/2004 Dernière mise à jour le 09/04/2004 à 09:57 TU