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Culture

Joan Miró, «La naissance du monde»

La naissance du monde selon Joan Miró, est la première exposition consacrée entièrement à la période fondatrice de son œuvre (1917-1934). Agnès de La Beaumelle, à qui l’on doit la conception de cette rétrospective, a mis en scène près de 240 œuvres dont beaucoup sont totalement inédites en France et d’autres sont à redécouvrir car elles ont quitté l’Europe. Alfred Pacquement, directeur du Musée national d’art moderne, légitime le choix de cette période: «c’est durant ces années que l’univers de Miró apparaît, celui d’un peintre catalan qui, en dépit de son amitié avec Picasso, va 'briser la guitare' cubiste pour inventer un langage profondément original où les signes schématiques du 'miromonde' se déploient sur des fonds colorés aux intenses chromatismes».
Certes l’œuvre de Miró est largement plébiscitée au point d’inspirer tout aussi bien la mode que le design ou la publicité. Peut-être le doit-on comme le souligne Bruno Racine, président du Centre Pompidou, à «l’élégance de l’arabesque, la calligraphie d’écolier appliqué (…) l’invasion récurrente du bleu azuréen (qui) devaient aux yeux du grand public assigner à Miró la place rassurante de l’éternel grand enfant, qui tendrait aux adultes désenchantés que nous sommes devenus le miroir de nos premiers songes». Pourtant, si l’on retient davantage de Miró la santé et la gaieté tout autant que l’énergie et la fantaisie qui se dégagent de ses tableaux, bien d’autres œuvres contrastent avec des palettes parfois beaucoup plus sourdes, assorties de griffures et de trous qui maltraitent le support. L’exposition a le mérite de souligner une tension et une inquiétude qui rectifient cette «image innocente et enfantine qu’on a pu parfois lui prêter». Nul tempérament est monolithique, et nul parcours linéaire, et pour rendre compte des divers tâtonnements dans la recherche du langage personnel de Miró, l’exposition suit un itinéraire original en zigzag. Agnès de La Beaumelle explique «Miró jouera de tous les déplacements et de toutes les divagations, peindre, écrire, dessiner, toucher, ou si l’on veut, voir, lire, et sentir vont participer de la même aventure –aventure aléatoire et fluctuante comme la vague, caressante comme le duvet et coupante comme la lame».

L’exposition débute avec des œuvres déjà abouties du jeune peintre catalan alors âgé de 25 ans, et ondule entre le surréalisme et l’abstraction, entre la terre catalane de Montroig où il retourne régulièrement se ressourcer, et le Paris artistique qu’il rejoint en 1920 où il rencontrera André Breton, Robert Desnos, Michel Leiris, Tristan Tzara, des rencontres qui constitueront un terreau intellectuel précieux de sa réflexion et de l’évolution de ses moyens d’expression. Mais Joan Miró, traversant le siècle pétri d’une multitude de rencontres et d’influences, cherchera toujours sa voie personnelle. A la première salle, où sont exposées quelques œuvres rapatriées pour l’exposition de New York, de Chicago, de Saint-Louis et dont la facture s’apparente à celle des Picasso, Matisse, ou bien encore Van Gogh, s’en suit une autre où le peintre pourfend les idées reçues et les conventions cubistes «je briserai leur guitare» déclare Miró en 1922, revendiquant «un art libre», profondément rebelle à toute appartenance à un mouvement: «je me dégage de toute convention picturale (ce poison)».

Aux portraits, natures mortes et paysages s’en suivent alors des œuvres où s’exprime un «réalisme poétique», ainsi par exemple Le potager à l’âne témoigne de l’influence du Douanier Rousseau, et une veine contemplative que Miró revendiquera est bien présente dans Le chien aboyant à la lune (1926), révélant «un paysage mental insistant sur l’immensité et le vide de l’espace». Entre les deux, Miró caracole dans un univers fantaisiste et merveilleux, rigoureusement construit: «un monde fantastique de figures, de pictogrammes et de symboles». Le carnaval d’Arlequin est représentatif de sa peinture de l’époque où triomphent le merveilleux et le rêve, et La terre labourée (1923-1924) donne libre-cours à l’imagination de chacun, des formes biomorphiques semblent surgies d’un rêve, ici un arbre scolopendre, là une oreille qui écoute une sorte de carotte faite araignée, là un dragon coiffé d’un chapeau de clown qui effraie ou séduit un escargot au regard intrigué, apeuré ou énamouré. Puis Miró entend aller «au-delà du surréalisme», pour se diriger vers l’abstraction. Selon la commissaire à l’exposition, cette rigueur constructive jugule ce qu’on pourrait appeler «la hantise du vide», s’appuyant sur les déclarations même de Miró qui souhaitait «aller vers un art concept qui prend la nature comme point de départ, jamais comme un point d’arrêt»: «Il se défait de tout, dit Agnès de La Beaumelle, s’enferme en lui-même pour aller "au-delà" de la peinture, à la recherche d’un art qui traduise une 'continuelle vibration spirituelle', dans une démarche d’intériorité et d’accomplissement de soi».

«une œuvre fabuleuse, originelle»

Miró souhaite alors aller à l’essentiel, et les toiles sont comme évidées de leurs motifs. Les tableaux à fond bleu alternent avec les tableaux à fond brun, tandis que l’artiste consigne son vocabulaire poétique dans des carnets bien avant de les porter sur la toile. Restent alors les lignes droites, brisées, ou serpentines, et les points petits, ou gros comme des tâches, isolés ou en suspension. En fait, vers la fin des années 20, Miró traverse une crise de remise en question des valeurs de la peinture et de son expression, qui pourrait s’apparenter aux propos virulents de Marcel Duchamp, artiste dadaïste, lorsque ce dernier dénonçait la «bêtise rétinienne» et s’en prenait aux «intoxiqués de la térébenthine». De son côté, avec une violence analogue, Miro dit en effet vouloir «assassiner la peinture».

Comment, dès lors, appeler une peinture qui ne veut plus s’appeler peinture ? Et bien, Miró l’appellera X: «Des X, je ne trouve pas le mot, ne veux pas dire toile, non plus peinture (…) ceci n’est guère de la peinture mais je m’en fous absolument». Il multiplie ce qu’il appellera ses «expériences de laboratoire» mélangeant les techniques de collage, d’assemblage de matériaux, pour faire jouer la synergie et la synthèse des formes, des lignes et des couleurs. Miró explique que par «cette agressivité plastique», il entend «provoquer une sensation physique pour arriver ensuite à l’âme». Si Agnès de La Beaumelle reconnaît que l’œuvre de Miró peut sembler difficile parce qu’«elle a un mystère, le même mystère qu’une œuvre préhistorique» elle défend très bien dans la scénographie de l’exposition une «œuvre fabuleuse, originelle (qui) saisit le moment où de ce mur informe (celui même du tableau titré Naissance du monde), sale, taché, émergent des résidus de figures énigmatiques».

Invité dans un univers figuratif, le visiteur suit le fil d’Ariane, entre dans un univers féerique et merveilleux où prolifèrent des farandoles de signes et de symboles, et repart ébloui par les trois grandes toiles bleues dépouillées à l’extrême. Point d’orgue de l’exposition, point d’orgue d’une quête spirituelle, esthétique et poétique: «La peinture était pour lui une manière de prier» dit le peintre Adami, son ami depuis 1969, une peinture méditative et contemplative, susceptible d’apporter, selon Miró, la «joie d’arriver à comprendre dans un paysage un petit brin d’herbe. (Car) à part les primitifs et les Japonais, presque tout le monde néglige ces choses divines» Hokusai, le peintre japonais que Miró admirait, «voulait rendre sensible une ligne ou un point, tout simplement, une ligne en forme de zigzag, décrit sur un papier blanc (…)». Au blanc, Miró, lui, a préféré le bleu, et l’artiste au demeurant très discret, nous quitte sur une vague de points de suspension comme pour dire qu’il ne reste rien ou au contraire, tout.

Joan Miró, La naissance du monde 1917-1934
Centre Pompidou, 3 mars-28 juin 2004



par Dominique  Raizon

Article publié le 05/03/2004