Crise irakienne
Rumsfeld dans la tempête
(Photo: AFP)
Le président Bush n’aime pas étaler au grand jour les dissensions qui tiraillent son administration. Il est connu pour être loyal avec ses collaborateurs, qu’il soutient dans les moments les plus difficiles. Mais il semble que cette fois, Donald Rumsfeld est allé trop loin.Au point que le président américain a autorisé ses plus proches conseillers à informer les journalistes, sous couvert d’anonymat, de son mécontentement à l’égard du ministre de la Défense. Donald Rumsfeld a été personnellement sermonné par le président américain à la Maison-Blanche mercredi. George W. Bush lui reproche de ne pas l’avoir informé de l’ampleur du scandale qui se préparait et d’avoir géré l’affaire de manière trop désinvolte. Il ignorait tout des photos montrant des prisonniers irakiens nus, cagoulés, et tenus en laisse ou forcés de simuler des actes sexuels par des gardes américains, hommes et femmes, dans la prison Abou Ghraib en Irak. Il les a découvertes, comme le reste de l’Amérique, en regardant l’émission Sixty Minutes la semaine dernière.
En public toutefois, le président Bush soutient son ministre. «J’ai confiance dans le secrétaire à défense, et j’ai confiance dans le commandement sur le terrain en Irak» a-t-il affirmé sur les ondes de la chaîne Al-Hourra, une télévision financée par le gouvernement américain en direction du monde arabe. Mais ces paroles apaisantes ne sont pas parvenues à tuer la rumeur washingtonienne, qui évoque un possible départ de Donald Rumsfeld avant l’élection présidentielle de novembre prochain. La révolte gronde aussi dans les rangs du Congrès, où les Démocrates et bon nombre de Républicains estiment qu’ils auraient également dû être informés de ce qui se passait dans les geôles américaines en Irak. «Le Congrès a été complètement maintenu dans l’obscurité» a déclaré le sénateur républicain John McCain, lui-même ancien prisonnier de guerre au Vietnam. Le comité des forces armées du Sénat doit entendre vendredi Donald Rumsfeld, qui n’a lui manifesté aucun état d’âme et affirme avoir agi de manière appropriée en annonçant en janvier la tenue d’une enquête.
Mais cette fois, il ne sera pas facile pour Donald Rumsfeld de s’en tirer avec une des pirouettes télévisées dont il a le secret. «Les ignobles abus commis par des interrogateurs et des gardes américains dans la prison Abou Ghraib et dans d’autres installations militaires américaines en Irak et en Afghanistan trouvent en partie leur origine dans les décisions de politique et les déclarations publiques du secrétaire à la Défense Donald H. Rumsfeld» écrit dans sa page éditoriale le Washington Post. Pour le quotidien de l’élite américaine, le ministre a créé un terreau favorable à ce genre d’abus en décidant que les conventions de Genève ne s’appliquaient pas, en refusant de suivre les régulations de l’armée concernant l’interrogation des détenus, et en maintenant des prisonniers en cellule d’isolement en leur déniant tout système d’appel. «Jusqu’à il y a peu, personne n’a été tenu pour responsable» de «ce régime d’anarchie au sein duquel des prisonniers en Irak mais aussi en Afghanistan ont été humiliés, battus, torturés et assassinés» déplore le journal.
Alerté sur les abus, il répondait par le méprisDonald Rumsfeld a notamment créé un système au sein duquel la police militaire, dont le rôle est normalement uniquement de détenir les prisonniers, est appelée à les «préparer» pour des interrogatoires menés par la CIA ou des contractants civils. Concrètement, le Pentagone appelle cela «briser» des détenus –casser leur moral pour les forcer à coopérer avec leurs interrogateurs. C’est ce qui fait suggérer à beaucoup d’analystes que les images en provenance d’Abou Ghraib reflètent plus que le délire sadique d’une bande de réservistes pervers. Elles illustrent peut-être un système qui humilie des musulmans de la pire façon –en les forçant à se montrer nus, à simuler des actes homosexuels et à être dominés par des femmes– pour les faire parler. Le scandale de la prison irakienne pourrait donc dépasser de beaucoup le simple dérapage que Donald Rumsfeld s’efforce de dépeindre.
Alors que des organisations reconnues comme Human Rights Watch, Amnesty international ou le Comité international de la Croix-Rouge l’alertaient des abus commis dans les prisons américaines en Afghanistan, en Irak ou à Guantanamo, Donald Rumsfeld les traitait par le mépris. Ce n’est que mardi dernier que le Pentagone a avoué que 25 prisonniers afghans avaient péri dans ses prisons. Dans le monde arabe, les dommages commis par la publication de ces photos sont irréparables. Elles sapent aussi la promotion des droits de l’homme dans le monde entier. Plusieurs gouvernements accusés de violations graves des droits de l’homme, comme le Soudan ou la Côte d’Ivoire, n’ont pas manqué cette semaine de parler des prisons américaines en Irak lorsqu’ils ont été mis en cause. En termes de politique intérieure, Donald Rumsfeld pourrait aussi finir par payer son rôle d’architecte de l’intervention et de l’occupation de l’Irak, qui n’ont pas tourné aussi bien qu’il le promettait.par Philippe Bolopion
Article publié le 06/05/2004 Dernière mise à jour le 06/05/2004 à 16:08 TU