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Cuba

Guerre froide de Noël

A défaut de pouvoir décrocher le chiffre conflictuel des murs de la Section d'intérêts américaine, Cuba a contre-attaqué par les mêmes moyens : médiatiques. 

		(Photo: AFP)
A défaut de pouvoir décrocher le chiffre conflictuel des murs de la Section d'intérêts américaine, Cuba a contre-attaqué par les mêmes moyens : médiatiques.
(Photo: AFP)
A La Havane, des décorations de Noël un peu particulières ont relancé la tension toujours latente entre Cuba et les Etats-Unis. Depuis la mi-décembre, la Section d’intérêts américaine, qui tient lieu d’ambassade en l’absence de relations diplomatiques (elles sont rompues depuis 1961), est au cœur d’un nouvel affrontement médiatique entre les deux voisins ennemis, plongés dans une guerre froide qui n’en finit pas.

De notre correspondante à La Havane.

Tout a commencé par un grand Père Noël, des guirlandes lumineuses et un large chiffre « 75 » entouré d’un rond. Ce sont les décorations de Noël que la Section d’intérêts américaine a installées autour de son bâtiment, situé sur le Malecón, le boulevard du front de mer au cœur de La Havane. Si le Père Noël et les guirlandes sont plutôt traditionnels pour cette période de fêtes, c’est surtout le chiffre 75 qui a déclenché une véritable guerre médiatique. C’est en effet une allusion directe aux 75 opposants et militants des droits de l’homme, lourdement condamnés l’an dernier par Cuba.

Connu à l’étranger, leur sort est totalement ignoré dans leur propre pays : ici, ils ont été accusés d’être des mercenaires à la solde des Etats-Unis ; et comme les médias appartiennent tous à l’Etat, ils ne mentionnent jamais leur existence. Ainsi, les libérations conditionnelles de sept d’entre eux début décembre, très médiatisées dans le monde entier, n’ont pas été évoquées une seule fois dans l’île. Dans ces conditions, cette allusion à la vue de tous a profondément déplu aux autorités. Et le fait que ce chiffre ne signifie rien à la quasi-totalité des passants ne change pas la portée de cette « provocation », selon les termes de Ricardo Alarcón, le président de l’Assemblée nationale cubaine.

Guerre médiatique

Pour y répondre, impossible de violer l’enceinte de la Section d’intérêts afin de décrocher ce chiffre lumineux sous peine de déclencher un véritable affrontement. Alors, après avoir exigé en vain le retrait du chiffre conflictuel, Cuba a donc contre-attaqué par les mêmes moyens : de grands panneaux sont apparus un matin exactement en face du fameux chiffre. Sur les affiches, des photos géantes des prisonniers irakiens torturés à Abou Ghraïb, et de grandes croix gammées rouges, le tout accompagné de la mention « Fascistes made in USA ».

Mais l’offensive ne s’arrête pas là : dans cette guerre médiatique, où la meilleure défense est l’attaque, la télévision officielle cubaine a immédiatement passé plusieurs heures à détailler les « provocations américaines contre Cuba ». Des postes de radio ondes courtes, distribués par la Section d’intérêts pour capter les radios étrangères, y ont été montrés comme autant de preuves de la guerre latente des Etats-Unis. Et plusieurs meetings politiques des jeunesses communistes ont été organisés les jours suivants face au bâtiment de la Section d’intérêts américaine. Depuis, tous les jours ou presque, des artistes cubains viennent dessiner des fresques anti-américaines sous les fenêtres des fonctionnaires américains.

Tables rondes et tribunes ouvertes

Ce brusque regain de tension n’a rien d’étonnant à Cuba. Depuis 40 ans —lors de la tentative de débarquement dans la baie des Cochons, soutenue par les Etats-Unis— les deux pays ne s’affrontent plus militairement. Mais leur combat se joue désormais sur le champ médiatique et idéologique ; la guerre « chaude » s’est transformée en une guerre « froide », rampante. Or, après l’affaire Elian, qui avait vu le rapatriement à Cuba d’un enfant dont la mère était morte en tentant de traverser le détroit de Floride, cet affrontement par discours interposé est devenu quotidien.

Côté cubain, il a pris la forme d’une « Bataille des idées », un large programme idéologique destiné à mobiliser les masses et à politiser les jeunes. Tous les jours, une « Table ronde » télévisée d’une heure et demie est diffusée en prime time sur deux des quatre chaînes nationales. Les thèmes se suivent et se ressemblent, illustrés par des titres éloquents : « Etats-Unis, les visages sordides de l’Empire », « La politique anticubaine de Bush et la mafia terroriste de Miami », « Le discours de Fidel en réponse aux grossiers mensonges et aux provocations de Bush ». A cela s’ajoutent chaque semaine des « tribunes ouvertes » —des meetings politiques et artistiques itinérants— qui parcourent le pays ; le public, généralement nombreux, y est convoqué, et transporté, par les organisations de masse.

Washington a inscrit Cuba dans sa liste des Etats voyous

Côté américain, l’administration Bush a mis en place en juin 2004 de nouvelles mesures pour « hâter la transition démocratique dans l’île », selon le titre du rapport. L’une des mesures concerne les financements d’une radio et d’une télévision anti-castristes, produites en Floride et dont les émissions sont envoyées vers l’île, où elles sont systématiquement brouillées. Des héritières directes des radios américaines diffusées à Berlin-Ouest dans les années cinquante-soixante, puis brouillées par l’immense Tour de la télévision construite à Berlin-Est dans les années 70. Par ailleurs, Washington a inscrit Cuba dans sa liste des Etats voyous, aux côtés de la Corée du Nord et de l’Iran, la désignant récemment comme l’un des pays soutenant le terrorisme international.

Enfin, l’embargo américain contre Cuba, en vigueur depuis 1960, est sans doute l’un des vestiges les plus connus et les plus controversés de l’époque de la Guerre froide. Il témoigne de l’entêtement d’une politique américaine héritée d’un autre temps, et d’une autre géopolitique. Mais qu’il soit revendiqué ou dénoncé de chaque côté du détroit de Floride, l’embargo semble lui aussi perdre un peu de sa réalité pour rejoindre ce statut de guerre des mots : l’escalade de la tension autour de la Section d’intérêts a eu lieu précisément pendant la visite de plusieurs centaines de chefs d’entreprise américains venus signer des contrats juteux avec La Havane, début décembre. En effet, au-delà des discours belliqueux et malgré l’embargo, toujours en vigueur, ces Etats-Unis, taxés de « fascistes » et d’ennemis à longueur de journées, sont devenus cette année l’un des premiers fournisseurs agroalimentaires de Cuba.



par Sara  Roumette

Article publié le 28/12/2004 Dernière mise à jour le 28/12/2004 à 11:12 TU