Cuba
Et la lumière s’en fut
(Photo : Tony Giron)
De notre correspondante à La Havane
Soudainement, c’est le silence, brutalement : dans les maisons alentour, les radios des voisins se taisent, dans la salle à manger la télévision s’éteint, le grésillement du frigo soviétique disparaît, et le moteur bruyant mais indispensable qui sert à pomper l’eau de la petite citerne personnelle placée sur le toit de l’immeuble est coupé d’un coup.
Tout d’un coup, c’est la chaleur qui envahit les pièces : les ventilateurs arrêtent de lutter contre les 35 degrés moites qui recouvrent la ville, les airs conditionnés glacés des bâtiments publics perdent leur pouvoir. Il ne reste plus qu’à attendre, sans savoir si cela durera vingt minutes ou dix heures.
En un instant, c’est la nuit : les néons –qui ont remplacé depuis longtemps les ampoules dans toutes les maisons, par mesure d’économie– s’éteignent, l’éclairage des lampadaires disparait dans les ténèbres, dans les salles de cinéma ou de théâtre, c’est l’obscurité totale, il faut sortir : «se fue la luz», la lumière est partie. C’est l’«apagon» comme on dit ici, la coupure.
Depuis le début de l’été, à La Havane comme dans le reste du pays, ces scènes inopinées sont devenues quasiment quotidiennes, avec les flaques d’eau qui se forment sous les frigos où la nourriture s’abîme, les magasins qui ferment faute de courant pour les caisses enregistreuses, ou les voisins qui se rassemblent sur le trottoir pour passer le temps en évoquant les coupures d’il y a une dizaine d’années.
Au moment de la «période spéciale», la crise énergétique cubaine avait déjà fortement éprouvé les Cubains. A cette époque, un planning des coupures de courant avait dû être mis en place pour faire face au manque d’électricité, allant parfois jusqu’à faire alterner quatre heures de courant et quatre heures de coupures tout au long de la journée, semaine après semaine. Les Cubains avaient même inventé le terme d’»alumbron», pour désigner les rares moments de lumière, devenus l’exception.
Un choc psychologiquePeu à peu, ces longues coupures redoutées et épuisantes, qui rendent la vie quotidienne et le travail impossibles à organiser, avaient disparu. Le gouvernement avait développé l’utilisation du pétrole cubain, très lourd et chargé de soufre, pour alimenter ses centrales électriques. On prévoyait même d’atteindre de cette façon l’autonomie totale dans la production d’électricité nationale à la fin de cette année.
Mais voilà : ce pétrole, trop peu raffiné, abîme les machines qu’il alimente, et malgré les adaptations des usines, il demande un entretien presque permanent des centrales. Surtout, la principale centrale du pays, nommée Antonio Guiteras, qui fournit à elle seule 15% de l’électricité nationale, est tombée en panne début mai, et les réparations s’avèrent plus compliquées que prévu.
Au cours de l’été, après un long silence, une avarie dans la Guiteras avait fini par être reconnue du bout des lèvres par l’entreprise électrique, mais une prompte réparation était promise.
Lors des trois soirées consécutives que les chaines de télévision nationales ont consacrés au sujet début octobre, c’est une toute autre perspective qui s’est dessinée. Au cours des presque huit heures d’émission, ce sont les principaux personnages de l’Etat, Fidel Castro et le vice-président Carlos Lage, qui se sont déplacés pour donner enfin aux Cubains exaspérés des explications sur la situation.
Lors de ces soirées en direct, ils ont reconnu la faiblesse du système électrique cubain, avant d’annoncer ce que la population redoutait : l’annonce d’un planning de coupures de courant, qui sera applicable «au moins pendant cinq mois» selon Fidel Castro. A La Havane, par exemple, tous les quartiers subiront des coupures quotidiennes de six heures, à des tranches horaires roulantes.
Mais cette fois, la population n’est pas la seule touchée : le programme d’économie d’énergie prévoit également la fermeture temporaire de 118 usines, et pour la première fois, le secteur de tourisme, moteur de l’économie nationale, est également concerné, avec la fermeture à La Havane de plusieurs hôtels, gros consommateurs d’énergie.
Au-delà des gênes quotidiennes qu’il engendre, le planning de ces coupures de courant est surtout pour les Cubains un véritable choc psychologique : en leur rappelant les pires moments de la «période spéciale», qu’ils croyaient définitivement surmontée, il les renvoie brutalement dix ans en arrière. Un sentiment d’échec palpable, qui s’accorde mal avec le discours souvent triomphaliste des autorités et des médias cubains.
par Sara Roumette
Article publié le 07/10/2004 Dernière mise à jour le 07/10/2004 à 11:17 TU