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Chine

A Shanghai, la modernisation par la force

Les travailleurs migrants dans le quartier de Jianyeli à Shanghai.(Photo: Michael Sztanke)
Les travailleurs migrants dans le quartier de Jianyeli à Shanghai.
(Photo: Michael Sztanke)
Le chaos s’est installé dans un quartier d’habitations traditionnelles situé au cœur de l’ancienne concession française de Shanghai. Quelque cent cinquante familles y résident encore malgré la présence nuit et jour de trois cents travailleurs migrants embauchés par la mairie pour les intimider et les déloger. Tous les moyens sont bons : lancés d’excréments et d’ordures ménagères, meubles cassés et pillages des maisons.

De notre envoyé spécial à Shanghai

«C’est pire que sous l’occupation japonaise !», s’insurge M. Li. Rencontré dans un café de Shanghai, cet ancien représentant d’une société d’assurance, aux traits tirés par la fatigue, a de quoi hurler sa colère. Cela fait plusieurs semaines qu’il vit avec plusieurs dizaines de familles shanghaiennes un enfer quotidien qui a suivi l’arrivée dans son quartier de trois cents travailleurs migrants. Réquisitionnés et embauchés par la Xuhui Dongqian Gongsi, une société de déplacement de la mairie du district de Xuhui auquel appartient le quartier de Jianyeli, les mingongs, ou «paysans ouvriers», originaires pour la plupart du grand Ouest chinois, reçoivent 50 yuans –cinq euros– chaque jour, soit trois fois plus que leur salaire habituel, pour effrayer les habitants et les faire quitter au plus vite leur maison.

Comme toutes les habitations en briques rouges de ce quartier construites dans les années 30, celle de M. Sun est sur deux étages. Avant de pénétrer chez lui, M. Sun nous a demandé d’être le plus discret possible. Plusieurs ouvriers dorment en effet au rez-de-chaussée de sa maison ouverte sur l’extérieur car partiellement détruite. «Chaque jour et chaque nuit, les ouvriers font du bruit, tapent sur des seaux durant la nuit et mettent leurs excréments chez nous. Pire ils rentrent par effraction et nous volent sur ordre de la société de déplacement», explique-t-il. «Je n’en veux pas aux ouvriers,  ils n’ont pas vraiment le choix, c’est leur seule source de revenus», poursuit cet homme marié et père d’un enfant de 21 ans qui se dit aujourd’hui à bout. Il y a quelques jours, plusieurs ouvriers ont pénétré chez lui et lui ont dérobé son téléviseur.

Le quartier, lui, est devenu en un mois une véritable déchetterie. Le nettoyage publique n’y est d’ailleurs plus assuré et les logements déjà détruits sont transformés en poubelles. L’éclairage publique à lui aussi été coupé ! C’est au milieu de cette ambiance quotidienne que les habitants se sont retranchés, la peur au ventre pour certains. Car les ouvriers sont  chargés de semer la terreur auprès de chaque famille encore présente. Si la société de déplacement n’obtient pas de résultat dans ses négociations pour le départ de l’une d’elle, alors elle charge plusieurs ouvriers de lui mener la vie dure.

Le quartier est devenu une décharge.
(Photo: Michael Sztanke)
Aucun recours possible

Le rapport de force entre les habitants de Jianyeli et la société de déplacement est inégale d’autant que la rénovation de ce quartier fait partie des projets prioritaires de la municipalité de l’arrondissement. «Elle est à ce titre soutenue par la municipalité de la ville de Shanghai dans la perspective de l’exposition universelle de 2010», explique Valérie Laurans, étudiante française en doctorat d’urbanisme installée à Shanghai

Après avoir fait le siège des locaux de la société située à quelques mètres des habitations et après s’être plaints sans succès auprès du gouvernement de Pékin, les habitants n’ont rien obtenu. Pire, leurs actions ont entraîné des représailles de la part de la société de déplacement via les travailleurs migrants. Les familles n’ont pas non plus la patience et les moyens de tenter un recours en justice. En mai 2003, Zheng Enchong, un avocat shanghaien, avait été arrêté pour avoir pris la défense d’habitants expulsés et spoliés. «La meilleure façon de résister c’est d’être passif, de ne pas bouger afin de geler le processus d’expulsion», se résigne donc M. Li. «Tous les recours locaux et toutes les plaintes déposés aux niveaux du quartier, de l’arrondissement, et de la ville n’ont pu aboutir. Les habitants n’ont pas seulement du mal à formuler des exigences communes, les expériences de la révolution culturelle et du 4 juin 1989 les ont également rendus méfiants», poursuit Valérie laurans.

Une nouvelle méthode : l’utilisation des plus faibles

Cette méthode, dont la Chine maîtrise le secret, est née au mois de novembre dernier. La mairie de l’arrondissement décide alors d’accélérer le processus d’expulsion de ce quartier qui traîne depuis plus d’un an. Plusieurs centaines de familles ont déjà quitté les lieux mais comme dans chaque affaire de ce genre, les dédommagements ne sont pas à la hauteur des attentes et quelques-unes décident de résister et de négocier leurs conditions de départ. Afin d’entreprendre la rénovation des habitations et d’y installer une population plus aisée, le maire de l’arrondissement charge alors une société de déplacement municipale de faire le ménage et exige le départ de tous les habitants récalcitrants avant le 31 janvier 2005. La société de déplacement embauche alors des travailleurs migrants, une population «faible», pour déloger une autre population «faible» avec l’accord de la mairie. Interrogé sur la présence quotidienne des travailleurs migrants, l’un des responsables nous explique qu’«ils sont payés pour assurer la sécurité des habitants pendant la destruction des maisons».


par Michael  Sztanke

Article publié le 15/01/2005 Dernière mise à jour le 17/01/2005 à 08:13 TU