Cuba
La dissidence tente de s’unir
(Photo: José Goitia)
De notre correspondante à La Havane
Ils sont assis sur des chaises en plastique, posées en plein air parmi les manguiers et les citronniers du terrain, dans une maison de banlieue de La Havane. A un moment, la pluie menace d’interrompre les débats, mais il n’y a pas de solution de repli. «C’est simple : sur notre sol, pour nous qui ne sommes pas d’accord avec la politique du gouvernement, toute autre alternative, qui serait normale dans un pays civilisé, est exclue. Impossible par exemple de louer une salle pour les deux jours de notre réunion», explique Martha Beatriz Roque, la principale organisatrice de la réunion.
Pendant une semaine, une vingtaine de personnes ont travaillé pour pouvoir aménager cet espace privé de trente mètres sur trente, cimentant des chemins, égalisant la terre battue, afin d’accueillir les 500 personnes invitées à la première réunion de l’Assemblée pour la promotion de la société civile. Finalement, ils seront un peu plus d’une centaine de délégués de petites organisations dissidentes, venus de toutes les provinces de l’île, à avoir pu se rendre à cette Assemblée. Les autres ont eu leurs papiers confisqués avant leur départ, d’autres encore ont reçu des intimidations: «Quelques jours avant le début de la réunion, j’ai reçu une visite chez moi d’un officier de la Sécurité de l’Etat –la police politique cubaine– qui m’a dit en passant que ceux qui viendraient ici en subiraient les conséquences», explique Olga, bibliothécaire indépendante à Santa Clara, qui a décidé de participer quand même.
Quant aux invités étrangers, ils n’ont pas eu le choix: plusieurs parlementaires et journalistes européens, venus pour l’occasion, ont été refoulés par les autorités cubaines dès leur arrivée à l’aéroport ou dans leurs hôtels. Des mesures qui ont suscité l’indignation de l’Union européenne qui s’apprête à réexaminer sa politique commune envers Cuba le mois prochain.
«Un droit bafoué depuis 46 ans»Sur place pourtant, la réunion s’est déroulée sans incidents, à la surprise de certains de ses participants: «J’étais l’un des plus pessimistes, persuadé que cette assemblée ne pourrait pas se tenir. C’est pourquoi je me réjouis de m’être trompé et d’être ici pour partager ce moment historique», explique Vladimiro Roca, invité à l’ouverture des débats. «Moment historique parce qu’ici nous récupérons un droit bafoué depuis 46 ans, celui de se rassembler pacifiquement pour analyser les problèmes du pays et tenter de leur trouver des solutions», continue celui qui est l’une des principales figures de l’opposition, avec son organisation Todos Unidos –Tous unis–, et qui a passé quatre ans en prison à la fin des années 90.
Car tous ceux qui sont rassemblés ici sont conscients de leur vulnérabilité: aux yeux du gouvernement cubain, toute opposition, qu’elle soit politique ou civique, est considérée comme illégale. Journalistes indépendants, bibliothécaires indépendants, syndicalistes indépendants, membres de partis politiques ou d’associations, tous se savent à la merci d’une répression comme celle du printemps 2003, qui a envoyé derrière les barreaux 75 opposants pour des peines allant jusqu’à 28 ans de prison.
Martha Beatriz Roque en faisait partie. Cette économiste dissidente avait été condamnée à 20 ans de prison, pour mise en danger de l’intégrité de l’Etat. Tombée malade, elle a été libérée de façon conditionnelle en juillet 2004. Aussitôt sortie, elle a repris le projet de son Assemblée pour la promotion de la société civile. Il y a six mois, elle a lancé cet appel à une réunion plénière des quelque 340 organisations membres: un événement à Cuba, où depuis 1959, aucune réunion de l’opposition réunissant plus de quelques personnes n’a pu se tenir publiquement. Le jour choisi n’est pas non plus anodin: le 20 mai, c’est la date anniversaire de l’indépendance de Cuba, en 1902. Une indépendance que le régime castriste a toujours jugée incomplète, et refuse de célébrer, lui qui a pourtant transformé le calendrier en une succession quasi-ininterrompue de commémorations officielles.
«Une supercherie», selon Oswaldo PayaLe but de l’Assemblée pour la promotion de la société civile est d’organiser et d’unir l’opposition, pour la rendre plus cohérente et moins vulnérable. «Nous avons besoin de l’union, nous ne pouvons pas continuer comme ça, divisés, nous critiquant les uns les autres», reconnaît José, venu de Santiago de Cuba pour participer à la réunion. «Nous pouvons avoir des différences d’idées, mais la cause d’aujourd’hui est une cause commune. Un seul principe : le changement, la transition, pour un état de droit».
Mais si les différents mouvements dissidents réclament tous une transition, ils ne sont pas d’accord sur les moyens d’y arriver, ni sur l’organisation future de Cuba. Et cette Assemblée n’a pas échappé pas à la règle: parmi les mouvements dissidents reconnus, seul Tous unis s’est présenté le 20 mai. Changement cubain d’Eloy Gutiérrez Menoyo, l’Arc progressiste de Manuel Cuesta Morua, et le Mouvement Chrétien de Libération d’Oswaldo Paya ont chacun fait savoir qu’ils refusaient d’y participer. La veille de l’ouverture de la réunion, Oswaldo Paya a même accusé celle-ci d’être une supercherie, et ses organisateurs de faire le jeu répressif du gouvernement en présentant l’image d’une opposition proche des Etats-Unis et de l’exil cubain extrémiste.
En ce sens, la portée de cette réunion est plus symbolique que concrète, liée à la tenue inédite d’un rassemblement de cent personnes plutôt qu’aux résolutions qu’ont pu prendre ces personnes. Enfin et surtout, si le monde entier a suivi avec attention cette réunion considérée à l’étranger comme historique, à Cuba même en revanche, rares sont ceux qui en ont entendu parler: dans l’île, tous les médias appartiennent à l’Etat et aucun d’entre eux n’a mentionné cette réunion. En l’absence d’une presse indépendante, l’immense majorité des Cubains ignore donc l’enjeu de ce qui s’est passé ce week-end dans cette maison de la lointaine banlieue de La Havane.
par Sara Roumette
Article publié le 22/05/2005 Dernière mise à jour le 22/05/2005 à 11:49 TU