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Etats-Unis

Contorsions juridiques sur la torture

Un mémorandum demandé par le Pentagone justifie légalement la torture. 

		(Photo AFP)
Un mémorandum demandé par le Pentagone justifie légalement la torture.
(Photo AFP)
Dans un mémo ayant fait l’objet d’une fuite dans la presse, des juristes de l’administration Bush justifient l’usage de la torture dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. La Maison Blanche affirme n’avoir jamais autorisé des actes de torture.
De notre correspondant à New York

Le document date du mois de mars 2003. Long, complexe, fastidieux, il a été rédigé par un groupe de juristes civils et militaires assemblés par le Pentagone, pour les besoins de Donald Rumsfeld, le ministre de la défense. Derrière les formules juridiques se dissimule mal une intention limpide : justifier juridiquement l’usage de la torture dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. Et protéger les bourreaux contre d’éventuelles poursuites judiciaires. « Pour respecter l’autorité constitutionnelle inhérente au président dans la gestion d’une campagne militaire… (la prohibition contre la torture) doit être interprétée comme ne s’appliquant pas aux interrogatoires menés en vertu de son autorité de commandant en chef » peut-on lire. Les juristes expliquent en détail que l’autorité de commandant en chef des armées du président en temps de guerre surpasse tous les traités et toutes les lois bannissant la torture.

Mieux : on y apprend que serait anticonstitutionnelle toute loi « qui tente d’empêcher le président d’obtenir des renseignements qu’il croit nécessaires pour prévenir une attaque contre les États-Unis ». La définition donnée de la torture est extrêmement restrictive, se limitant à des traitements qui provoquent une douleur « intense » et créant ainsi une large zone grise dans lesquels les interrogateurs d’Abou Ghraib auraient pu s’épanouir à loisir. Les avocats proposent aussi des raisonnements destinés à protéger de toutes poursuites judiciaires les interrogateurs qui se livreraient à la torture. On recommande dans ce but au président de passer une directive investissant ses subordonnés de ses pouvoirs. « Un accusé est coupable de torture seulement si il agit avec le clair objectif d’infliger une peine sévère » explique-t-on. Mais s’il « sait que ses actions vont causer une peine intense, si causer une telle douleur n’est pas son objectif (l’objectif étant prévenir une attaque, NDLA), l’intention spécifique requise manque, même si l’accusé n’a pas agi de bonne foi ».

Ce mémo n’est pas le seul du genre. Le Washington Post a révélé un autre document, datant cette fois du mois d’août 2002 et émanant du ministère de la justice. Lui aussi explique que la torture d’agents d’Al Qaïda détenus à l’étranger « pourrait être justifiée ». Et là aussi, on fait valoir que les lois internationales contre la torture « pourraient être inconstitutionnelles, si elles s’appliquent aux interrogatoires » menés dans le cadre de la guerre du président Bush contre le terrorisme. Ce document, rédigé pour répondre aux frustrations de la CIA engagée dans des interrogatoires infructueux en Afghanistan ou à Guantanamo, explique qu’en cas de torture, des arguments centrés sur la « nécessité et l’autodéfense pourraient fournir des justifications qui élimineraient toute responsabilité criminelle ». Ces documents s’inscrivent dans une longue lignée de raisonnements juridiques douteux produits par l’administration Bush depuis le 11 septembre 2001, et visant à protéger les officiels américains contre des accusations de crimes de guerre ou à affirmer début 2002 que les conventions de Genève ne s’appliquaient pas aux prisonniers de la guerre en Afghanistan. A l’époque, le département d’État américain de Colin Powell s’était élevé contre cette décision, qui selon son conseiller juridique renversait « plus d’un siècle de politique américaine de soutien aux conventions de Genève » et sapait « la protection offertes par les lois de la guerre » pour les troupes américaines.

Raisonnements indéfendables

Il semble évident que l’administration Bush a été tentée par l’usage de la torture comme arme contre le terrorisme. Mais a-t-elle franchi le pas ? Non, a assuré le ministre de la justice John Ashcroft face à une commission parlementaire. Selon lui, le président Bush n’a « donné aucun ordre » qui violerait les lois nationales ou les traités internationaux contre la torture. Mais il n’a pas convaincu plusieurs élus démocrates pour lesquels les abus dépeints dans les photos de la prison d’Abou Ghraib sont la conséquence directe de la façon dont l’administration Bush se comporte vis-à-vis des traités internationaux. Les témoignages se multiplient aussi qui montrent que l’armée américaine a couramment utilisé des techniques d’interrogation pour le moins contestables, comme le fait de dénuder les détenus et de les parader ainsi, de les humilier, de les maintenir dans des positions douloureuses, de les soumettre à des températures extrêmes, à d’intenses musiques, de les priver de lumière, de leur mettre des cagoules ou de les isoler pour des périodes prolongées.

La publication des mémos justifiant la torture a par ailleurs provoqué la consternation des organisations de défense des droits de l’homme. « Nous savons maintenant qu’ aux plus hauts niveaux du Pentagone, il y avait un intérêt choquant pour l’usage de la torture, et une tentative peu judicieuse d’en éviter les conséquences légales » explique Kenneth Roth, le directeur de Human Rights Watch. « Si quiconque pensait encore que les abus d’Abou Ghraib sont seulement le fruit des fantasmes d’une poignée de soldats et de sergents, ce mémo devrait tuer ce mythe » ajoute-t-il. Selon lui, ces raisonnements sont juridiquement indéfendables. « De hauts gradés de l’administration ont tenté de couvrir d’une fine couche de vernis des abus qui ont été interdits sans condition, même en temps de guerre, à travers l’époque moderne » poursuit-il, ajoutant que « si cet avis juridique était accepté, les dictateurs de la planète se verraient offrir une excuse prête à l’emploi pour ignorer l’une des interdictions les plus élémentaires du droit humanitaire international ». Human Rights Watch a produit un rapport selon lequel les abus d’Abou Ghraib sont le produit direct « d’une politique  délibérée permettant des techniques d’interrogation illégales », et de « deux ans de passés à ignorer ou à couvrir des informations concernant l’utilisation de la torture et d’autres abus par les troupes américaines».



par Philippe  Bolopion

Article publié le 10/06/2004 Dernière mise à jour le 10/06/2004 à 09:16 TU