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Maroc

Droits de l’Homme : la parole est aux victimes

Des victimes des atrocités commises sous le règne de Hassan II ont témoigné publiquement de ce qu'ils ont subi. 

		(Photo : AFP)
Des victimes des atrocités commises sous le règne de Hassan II ont témoigné publiquement de ce qu'ils ont subi.
(Photo : AFP)
Des victimes des violations des droits de l’Homme commises sous le règne de Hassan II pendant les «années de plomb», ont commencé cette semaine à témoigner, en direct à la télévision publique, du calvaire qu’elles ont vécu. Une telle expérience est certes inédite dans le monde arabo-musulman, mais si cette initiative du nouveau régime est unanimement saluée dans le royaume, ses limites sont également vivement dénoncées. Les victimes ne sont en effet pas autorisés à divulguer le nom de leurs tortionnaires ce qui, pour certaines organisations de défense des droits de l’homme, est «un encouragement à l’impunité».

Le côté formel, voire solennel, qui a présidé au douloureux exercice auquel se sont prêtés les témoins n’a en rien affecté l’émotion de ce moment unique dans l’histoire du royaume. Dans l’auditorium d’un ministère et en présence de plus de deux cents personnes, les premières victimes –douze au total sur les deux premiers jours d’audition– se sont succédé pour égrainer la longue liste des atrocités dont elles ont souffert. Certaines s’appuyant sur un texte écrit, d’autres décrivant avec les mots qui leur venaient les douloureuses expériences qui ont été les leurs. Rachid Manouzi, par exemple, avait 19 ans lorsqu’il fut arrêté puis incarcéré sans raison si ce n’est celle d’avoir été le frère d’un syndicaliste engagé contre le régime de Hassan II.  Les mots lancés par ces geôliers : «vous les Manouzi, j’aurais aimé vous brûler, vous réduire en cendres, vous mettre dans une boîte de sardines et la fermer» continuent de le hanter trente-quatre ans plus tard. Interpellé en 1973, l’ancien professeur de français Chari El Hou ne s’explique quant à lui ce qui lui est arrivé que par son appartenance à un parti de gauche et au syndicat national de l’enseignement. Pendant les vingt petites minutes réglementaires qui lui ont été accordées, il a raconté «l’extermination des hommes» à laquelle il a assisté «dans des conditions rien moins que barbares» puisque sur le groupe de quatorze détenus auquel il a appartenu, seuls trois d’entre-eux ont survécu. Preuve, s’il en fallait encore une, de l’horreur endurée.

Plusieurs femmes ont également apporté leur témoignage sur ces «années de plomb» qui ont été marquées, entre 1960 et 1990, par une indicible répression contre les militants de gauche. Maria Zouini, pour sa part, a été arrêtée en même temps que son frère et son futur mari. «Au centre de détention Derb Moulay Chérif à Casablanca, les militants, on leur donnait des numéros. Quant à nous, les femmes, on nous donnait des noms d'homme et moi, ils m'ont appelée Abdelmounaïm», a-t-elle raconté en insistant sur l’humiliation et le harcèlement sexuel permanent qu’elle a dû subir. «Les gardiens nous menaçaient systématiquement de viol», a-t-elle dénoncé avant de confier : «Je souhaite que ce que j'ai enduré, moi et les autres militantes, ne se répète plus et ne soit jamais vécu par nos enfants». Un vœu partagé par une autre femme, Fatima Semlali, venue dénoncer, elle, les souffrances endurées par les mères et les sœurs des détenus politiques de l'époque.

«Encouragement à l’impunité» ?

Commencées à Rabat, dans la capitale, et étalées sur deux jours, ces auditions des victimes doivent se poursuivre au début de l’année prochaine dans plusieurs autres villes du pays –dix au total– là où d’autres nombreux abus ont été dénoncés. En tout, quelque deux cents personnes doivent se succéder pour raconter leur douloureux passé, fait d’enlèvements, d’incarcérations arbitraires, de tortures et d’humiliations diverses. Cette mise en lumière d’une histoire cruelle que le régime de Hassan II s’est longtemps acharné à nier n’a été possible que parce que son fils, Mohammed VI, arrivé au pouvoir en juillet 1999, l’a finalement accepté. Désireux de régler définitivement cet embarrassant dossier, le souverain avait spécialement créé en janvier 2004 une instance gouvernementale ad hoc, baptisée l’Instance Equité et Réconciliation (IER). Présidée par Driss Benzekri, un ancien prisonnier politique qui a passé dix-sept années dans les geôles du royaume, l’IER a reçu depuis sa création plus de 22 000 dossiers de victimes qui attendent, non seulement une reconnaissance morale, mais aussi un suivi médical ou psychologique et un dédommagement financier. C’est cette instance qui a organisé, selon des règles très strictes, les auditions publiques des témoins.

A la différence de l’expérience sud-africaine, l’initiative marocaine n’autorise pas ainsi les victimes à répondre à des questions venant de l’assistance. Elles ne peuvent, pendant les vingt minutes réglementaires qui leur sont accordées, que se contenter de livrer leurs témoignages avec l’interdiction formelle de dévoiler, d’une manière ou d’une autre, les noms de leurs tortionnaires. On est donc bien loin des confrontations victimes-bourreaux que la Commission Vérité et Justice a permis en Afrique du Sud. «J’assume ces décisions», s’est défendu Driss Benzekri pour qui «livrer des noms en pâture, c’est risquer la diffamation». Selon lui, «les victimes manquent le plus souvent de preuves lorsqu’elles donnent des noms. Et rien ne les empêche d’ailleurs de poursuivre leurs bourreaux devant les tribunaux».

Cet avis du président de l’IER est cependant loin de faire l’unanimité au Maroc où certaines organisations de défense des droits de l’homme se sont ouvertement inquiétées des limites de l’expérience marocaine. «On a entendu des témoignages sur de graves violations, on commence enfin à rendre hommage aux victimes, c'est bien», s’est certes félicité le président de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), Abdelhamid Amine. Mais, a-t-il déploré, «aucun des témoins entendus n'a pu nous dire qui sont les responsables de ces horreurs». L’AMDH, qui réclame depuis des années le jugement des tortionnaires de l’ancien régime –dont certains occupent encore aujourd’hui de hautes fonctions dans l’appareil d’Etat–, estime dans ce contexte que l’initiative défendue par l’Instance Equité et réconciliation représente «un encouragement à l’impunité».

Plus délicat encore pour cette instance est le reproche qui lui est fait d’être uniquement tournée vers le passé alors que de nouvelles violations des droits de l’homme sont aujourd’hui encore commises dans le royaume, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Depuis les attentats du 16 mai à Casablanca, une violente répression s’est en effet abattue sur les milieux islamistes, dénoncée par plusieurs organismes internationaux dont le Comité des droits de l’homme des Nations unies.



par Mounia  Daoudi

Article publié le 24/12/2004 Dernière mise à jour le 27/12/2004 à 10:16 TU