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Il y a 60 ans, la libération des camps

Ces artistes doublement assassinés

David Brainin, «Programme de concert pour le camp de Compiègne» (1942). Coll. Centre de documentation juive contemporaine, Paris.DR
David Brainin, «Programme de concert pour le camp de Compiègne» (1942). Coll. Centre de documentation juive contemporaine, Paris.
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L’exposition, qui se tient au musée du Montparnasse à Paris, «Artistes d'Europe déportés», évoque le parcours de plus d’une centaine d’artistes juifs, victimes du régime nazi. Tous les artistes évoqués ont participé à la grande aventure artistique et historique de l’école dite de Montparnasse. La commissaire de l’exposition, Sylvie Buisson, s’est appuyée sur un ouvrage écrit en yiddish et publié à compte d’auteur en 1951 par Hersch Fenster, traduit par un mathématicien yiddishiste, Paul Fogel. Un travail d’enquête auprès des familles des victimes, des survivants et des collectionneurs pour le prêt d’œuvres rares a permis la mise en place d’une exposition dense, riche et émouvante qui prolonge les commémorations nationales qui ont eu lieu en janvier dernier.

L’exposition livre quelque 160 œuvres et documents originaux, des œuvres dures comme celles de Jézékiel Kirszenbaum l’Exode (1940) , la Colonne de prisonniers (1941), le Camp du Vernet (1941) ou celles de Sam Ringer l’Attente (1950), le Désespoir (1951): leurs auteurs, rescapés des camps, sont marqués à vie par l’épisode tragique de la déportation. Les études préparatoires pour le monument commémoratif de la rafle du Vel d’Hiv de Walter Spitzer portent aussi en elles les stigmates de la souffrance : Dessin à l’encre, maquette pour le monument en cire et pierre recomposée (1996). La plupart des artistes exposés sont morts, ou rongés par des maladies contractées pendant leur détention (typhus, tuberculose) ou assassinés dans les camps.

Les œuvres exposées sont très éclectiques ; à cela rien d’étonnant, car elles proviennent d’une grande diversité d’auteurs. Les tableaux, dessins et sculptures exposés sont signés d’artistes de renom -comme le Biélorusse Chaïm Soutine ou le Breton Max Jacob-, ou bien d’artistes méconnus. En fait, le fil conducteur réside dans un égal hommage rendu au destin tragique de tous ces artistes, hommes et femmes, qui ont en commun d’être nés juifs et/ou d’avoir été actifs dans les réseaux de la résistance. Simone Veil préface l’exposition et souligne : «C’est en prenant conscience de l’œuvre accomplie, mais aussi de celle qu’ils auraient pu accomplir que l’on mesure à quel point la destruction de tous ces artistes a constitué une perte irrémédiable pour le reste de l’humanité».

Ils étaient nombreux à avoir fui, au début du siècle dernier, les nationalismes et la xénophobie ambiante dans leurs pays, choisissant Paris comme capitale d’adoption pour y épanouir leurs talents. Venus d’Europe centrale et orientale, ils s’étaient regroupés autour des ateliers et des académies libres de Montparnasse et de Montmartre. La barbarie les a rattrapés dans les années 40, de spoliation  de leurs ateliers en actes de vandalisme sur leurs oeuvres, de rafles en déportations dans des camps d’où peu ont réchappé.

«Nos amis martyrs»

Le visiteur s’approche des commentaires identifiant les oeuvres, et comme une longue litanie, il enregistre autant d’arrestations -souvent à Drancy- de déportations et de disparitions des auteurs : Rudolf Lévy, mort à Auschwitz, Léon Weissberg à Maïdanek, Jacques Gotko à Birkenau, Robert Desnos à Bückenwald, Gela Seksztain à Treblinka. Rares sont ceux qui réussirent à s’évader des camps comme Boris Taslitzky de Bückenwald (qui entra ensuite dans la résistance), ou à survivre à la vie concentrationnaire comme Shelomo Selinger, retrouvé amnésique sur un tas de cadavres, et pour lequel l’art eut valeur de catharsis.

L’exposition s’ouvre sur un grand mur de portraits photographiques en noir et blanc représentant 100 artistes : connus et méconnus, tous ont droit au même format pour cette évocation, accompagnée de manière permanente par le film Shoah, réalisé en 1985 par Claude Lanzmann. Sylvie Buisson, conservateur délégué du musée du Montparnasse s’est appuyée sur un ouvrage de référence majeure intitulé Nos artistes martyrs, d’Hersch Fenster. L’ouvrage a une forte valeur documentaire : intellectuel intime des artistes, Hersch Fenster avait entrepris dès 1945 de rassembler tous les documents possibles concernant ses amis juifs immigrés en France, arrêtés et déportés, s’efforçant de retrouver les familles et d’accéder aux fichiers de la préfecture de Police.

«une présence juive contemporaine à l’école de Paris»

Artistes d’Europe, Montparnasse déporté (éditions du Montparnasse) est également le titre du très complet catalogue qui accompagne le visiteur, enrichi de documents tels que correspondances envoyées depuis les lieux de détention, articles de journaux, photographies de familles et éléments biographiques. Au-delà de cette valeur documentaire, les experts en histoire de l’art y confrontent des analyses sur l’existence ou non d’un art spécifiquement juif mettant bien en garde le visiteur et le lecteur de ne pas enfermer l’artiste dans une nouvelle étoile jaune.

Les spécificités  propres aux peintres juifs russes varient de celles propres aux Hongrois ou aux Polonais, mais, souligne Dominique Jarrassé, professeur d’histoire de l’art contemporain, tous ces artistes «usent de tous les langages plastiques en cours, de l’académisme d’un sculpteur comme Bernstein-Sinaïeff aux abstractions d’Otto Freundlich, en passant par l’expressionnisme de Soutine ou les compositions solides d’Henri Epstein ou Georges Kars». Nadine Nieszawer, expert de l’école de Paris, ajoute : «C’est pourquoi, faute de définir une peinture juive, il serait plus juste de révéler une présence juive contemporaine à l’école de Paris», une présence absente qu’honore le musée du Montparnasse jusqu’au , jusqu’au 2 octobre 2005, car insiste Dominique Jarrassé : «Il convient de transformer cette mémoire en histoire, en redonnant une place à ces artistes doublement assassinés, puis oubliés pour la plupart».


par Dominique  Raizon

Article publié le 21/05/2005 Dernière mise à jour le 21/05/2005 à 16:59 TU