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Guantanamo

Badar et Abdur : captifs des Américains

Les deux frères afghans, après trois ans de captivité, ont pu rentrer à Peshawar.(Photo : Jeanne Grimaud / RFI)
Les deux frères afghans, après trois ans de captivité, ont pu rentrer à Peshawar.
(Photo : Jeanne Grimaud / RFI)
Une pièce spacieuse, des étagères bourrées de livres, un grand tapis bleu, des coussins rouges et, aux murs : une carte du monde et une autre de l’Afghanistan. C’est ici, dans la salle de lecture de leur maison de Peshawar, que Badar et Abdur nous reçoivent. Aujourd’hui, ils sont libres, après trois années de détention dans les camps américains d’Afghanistan et de Guantanamo.

De notre envoyée spéciale au Pakistan

Abdur, le frère aîné, est poète. Sadar, lui, est «journaliste dans l’âme». Ils avaient 14 et 17 ans quand leurs parents sont venus au Pakistan, fuyant le communisme. Ils militaient auprès des résistants moudjahiddines. Sadar raconte : «En 1979, j’ai fondé trois magazines pour dénoncer l’invasion russe. Je traversais souvent la frontière pour aller interviewer les moudjahiddines». Parmi eux, un certain Gulbuddin Hekmatyar, fondateur du Hizb-e-Islami, devenu un des principaux soutiens du régime des talibans. «Je le connaissais bien. C’était même un ami», avoue-t-il.

Victimes d’un complot politique

«Sous l’invasion russe, on était tous militants. On était dans le parti afghan Jamiat-u-Dawa, auquel appartenait Hayatallah», précisent les deux frères, «mais après 89, on ne partageait plus l’idéologie des talibans et on a quitté le parti.» Et Abdur poursuit sur un ton énervé : «On est alors devenu les pires ennemis d’Hayatallah et on a été à Guantanamo à cause de lui !». Ont-ils été victimes d’un complot politique ? C’est en tout cas ce qu’ils suggèrent. Hayatallah travaillait pour le compte de l’ISI (les services secrets pakistanais) et la politique engagée par Washington après le 11 septembre lui aurait donné l’opportunité de se venger. «On avait écrit plein d’articles sur l’intervention américaine, disant qu’on ne pouvait combattre le terrorisme avec le terrorisme. Alors il nous a dénoncé comme étant du côté des talibans».

C’est ainsi que le 17 novembre 2001, à 21h, quinze hommes armés les ont arrêtés. «Ils nous ont menottés, couvert le visage et emmenés au bureau local de l’ISI.», se souvient Badar. «Là, on a passé 2 mois et 22 jours. On a été interrogés six fois par les Américains. ‘Pourquoi avez-vous une librairie ?’, ‘Pourquoi y a-t-il autant de gens qui viennent ?’, ‘Savez vous si les Talibans vont encore attaquer ?’, ‘Aimez-vous les Américains ?’, ‘Avez-vous des relations avec les Talibans ?’, ‘Avez-vous suivi un entraînement militaire ?’, ‘Etes-vous allés dans des madrasas ?’». Puis les deux frères ont été transférés en Afghanistan, 14 jours à Bagram, «où les conditions de détention sont bien pires qu’à Guantanamo», avant de passer 2 mois et 20 jours à Kandahar. «On était innocents mais les Américains nous suspectaient de mentir. Et le 1er mai 2002, ils nous ont envoyés à Guantanamo.»

«Les combattants d’Al-Qaïda refusaient de parler»

A leur arrivée : «Keep your fucking hands on your fucking head!» («Gardez vos sales pattes sur vos sales gueules !»). Ils disaient tout le temps «fuck» («putain», «enculé»), témoigne, scandalisé, Sadar. La première année de détention dans le Camp Orange 1 a été très dure. «On avait le statut d’ennemis combattants et tout était fait pour nous pousser à bout. Les Américains nous traitaient de sales musulmans, de terroristes, jetaient le coran dans les poubelles, nous interrogeaient des journées et des nuits entières». Et toujours les mêmes questions : qui étaient les combattants affiliés à Al-Qaïda ? Quel était leur financement ? Leurs liens avec les pays du Moyen-Orient ? «Ils insistaient car il y avait beaucoup de proches de Ben Laden qui détestaient tellement les Américains, qu’ils ne lâchaient pas un mot, qu’ils leur crachaient dessus et les injuriaient. Seulement trois ont avoué, dont le chauffeur de Ben Laden», atteste Sadar en agitant nerveusement son portable dès que l’on aborde le sujet des combattants d’Al-Qaïda détenus à Guantanamo. En trois ans de détention, ils ont été interrogés 126 fois ! Et décrivent, dépités, la salle d’interrogatoire : « C’est le lieu de tous les abus ! On est entièrement enchaînés et, exprès pour provoquer les musulmans, ils accrochent des images pornographiques aux murs. Parfois, ils font venir une femme nue et obligent ceux qui refusent de parler à avoir des relations sexuelles.»

Innocents

Aucune preuve n’ayant été retenue contre eux, ils ont été placés dans le « Camp Blanc ». Là, Sadar a écrit un livre en pachtou sur la vie des détenus de Guantanamo. Il va le traduire en anglais et l’intituler The broken chains («Les chaînes brisées»). Son jour de grâce a sonné le 18 septembre. «On m’a annoncé que je reprenais l’avion le lendemain», se souvient-il. Son frère, lui, n’est rentré qu’en avril 2005. Aujourd’hui, les deux frères continuent de dénoncer la politique américaine en Afghanistan et l’alignement du président pakistanais Pervez Musharraf sur Washington, mais «ne peuvent plus écrire car les agents de l’ISI les ont à l’œil et qu’ils peuvent être victimes de meurtre politique». La haine qu’ils vouent à Hayatallah, à l’ISI (qu’ils surnomment « The Big Bastard Agency », «l’agence du gros connard») et aux Américains est toujours vive. «Nous voulons dire que nous sommes deux frères innocents qui sont allés à Guantanamo parce qu’ils écrivaient ce qu’ils pensaient et qu’ils ont été victimes d’un complot politique», déclarent Sadar et Abdur.


par Jeanne  Grimaud

Article publié le 04/03/2006 Dernière mise à jour le 04/03/2006 à 11:07 TU