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Témoignage

Le Journal d'Hélène Berr (1942-1944)

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 01/04/2008 Dernière mise à jour le 03/04/2008 à 17:20 TU

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Il était longtemps resté dans la famille, dans sa version dactylographié. Quant à l’original du Journal qu’Hélène Berr a tenu durant l’Occupation, il était entre les mains de Jean, son fiancé ainsi qu’elle l’avait elle-même décidé. C’est la nièce d’Hélène Berr, Mariette Job, qui, après avoir contacté le dépositaire du manuscrit, a décidé de rendre public ce récit qui court sur deux années, d’avril 1942 à février 1944. « Parce que, de cette manière, l’âme d’Hélène vit toujours. Cette âme est très vibrante, très forte, très lumineuse. Et je suis très heureuse de pouvoir être la passeuse de cette âme », déclarait-elle, fin décembre, au quotidien Libération. Paru aux éditions Tallandier, le Journal d’Hélène Berr offre également un témoignage éclairant sur une période moins « obscure » qu’on l’a dit. Le sort réservé aux Juifs était, en partie au moins, connu de tous.

Début mars, il y eut sur la grande scène du théâtre du Rond-Point à Paris, une lecture à deux voix d’extraits du Journal d’Hélène Berr. Durant près de quatre-vingt dix minutes, deux comédiennes, la blonde Isabelle Carré et la brune Sophie Neveu, « incarnèrent » tour à tour la jeune femme, chacune dans un registre à la fois différent et complémentaire qui donnait ainsi à entendre, le timbre de la jeune femme tel qu’il se laisse deviner à travers le récit de son quotidien durant l’Occupation.

A l’exaltation des premiers jours d’avril 1942, où, citant une dédicace de Paul Valéry, « Au réveil, [est] si douce la lumière, et si beau ce bleu vivant », et à l’enchantement de la rencontre amoureuse avec Jean Morawiecki se mêlent bientôt la colère, l’incompréhension face aux lois anti-juives, laquelle stigmatisation ne cède bientôt plus la place qu’à l’inquiétude, l’angoisse et l’étrange pressentiment d’une fin imminente. L’avenir qui s’annonçait encore rayonnant et prometteur, il y a deux ans, s’est petit à petit rétréci et mué en épouvantail : « Horror ! Horror ! Horror ! » sont les trois derniers mots, empruntés à Conrad, sur lesquels se referme, en février 1944, le Journal. Hélène Berr a 23 ans, elle sera arrêtée avec ses parents le 8 mars, transférée à Drancy puis déportée en Pologne. Elle mourra à Bergen-Belsen quelques jours avant la libération du camp par les troupes américaines.

Née en 1921, à Paris, dans une famille « de vieille souche française », comme l’écrit sa nièce Mariette Job, dans la postface, Hélène Berr est issue d’un milieu aisé. Son père, Raymond Berr, chimiste à la réputation établie, est le vice-président de la société Kuhlmann. Quant à sa mère, Antoinette, elle s’occupe d’œuvres de charité. Hélène Berr a trois frère et sœurs. En somme, une existence normale, bourgeoise où l’on reçoit beaucoup, où l’on réserve une place de choix aux arts, Hélène est violoniste, et où les enfants poursuivent des études brillantes. Du moins, est-ce le cas de celle qui ouvre son Journal sous le double signe de la littérature - dans son premier compte-rendu, on croise sinon Paul Valéry, du moins sa signature - et de l’anglais puisqu’Hélène Berr, inscrite à la Sorbonne, prépare une thèse sur Keats, un autre poète. Et les premières pages sont imprégnées de la lumière, de la chaleur exceptionnelle de ce nouveau printemps. Au jeudi 16 avril, par exemple, elle note, « J’ai ensuite descendu le boulevard Saint-Michel inondé de soleil, plein de monde, retrouvant ma joie familière, merveilleuse, en approchant de la rue Soufflot ». Elle écrit même un peu plus loin, à propos de ce quartier si cher à l’étudiante, « Je suis en territoire enchanté ». Jusqu’au moment où poussant les grilles du jardin du Luxembourg en compagnie d’un ami, il est aussi, en ce 16 avril, question pour la première fois des Allemands. Sujet de discorde avec l’ami justement qui, à la question « Mais qu’est-ce que nous deviendrons si les Allemands gagnent ? », répond « Bah ! Rien ne changera, il y aura toujours le soleil et l’eau… ». « Je me suis forcée à dire, rapporte Hélène Berr, ‘Mais ils ne laissent pas tout le monde jouir de la lumière et de l’eau !’ Heureusement, cette phrase me sauvait, je ne voulais pas être lâche. Car je sais maintenant que c’est de la lâcheté, on n’a pas le droit de ne penser qu’à la poésie sur la terre ; c’est une magie, mais elle est suprêmement égoïste ». 

Extrait du « Journal » d'Hélène Berr.

Extrait du « Journal » d'Hélène Berr.


Il y aura encore, durant ce printemps 42, la magie de son amour naissant pour ce jeune homme à « l’air slave », Jean Morawiecki qui, six mois plus tard, partira rejoindre les Forces françaises libres, et qu’elle ne reverra donc jamais. Mais c’est en partie pour lui qu’elle décide de poursuivre la rédaction de ce Journal, pour lui témoigner son profond attachement, aussi « parce que je veux me souvenir de tout », écrit-elle à la date du 24 juin quand son père est arrêté et conduit à Drancy. « Il y avait quelque chose d’irrémédiable », écrit-elle ce jour-là. A partir de ce mois-là, le récit de son quotidien n’est bientôt plus que le feuilleton des humiliations subies comme en ce 8 juin où elle doit, pour la première fois, porter l’étoile jaune. Un traumatisme qui la pousse à noircir des paragraphes et des paragraphes où se donnent à lire ses hésitations : porter l’étoile jaune par solidarité ou refuser de la coudre sur sa veste par esprit de résistance. Quand le choix est fait, pour de bon, Hélène Berr n’a plus qu’à enregistrer la somme des réactions de ses congénères.

Dès lors, « pour éprouver son courage », la narratrice va, non pas se porter au devant du danger, mais s’engager comme bénévole dans divers organismes dont l’Ugif, l’Union générale des Israélites de France, qui s’occupe des enfants dont les parents ont été déportés. Elle évoque ses petits ballotés ici ou là et dont « les souvenirs de train se rapportent toujours au voyage qui les a amenés ou ramenés du camp ».

Une lucidité qui ne s’embarrasse cependant d'aucune espèce d’apitoiement. A peine si, parfois au plus fort du doute et de l’angoisse, elle raconte avoir pleuré ou mal dormi. Il lui arrive, du reste encore, de signaler la couleur d’un ciel, la douceur d’une journée, ce détail ne sert plus guère qu’à marquer le repli du bonheur, sa disparition inéluctable. Ce qu’Hélène Berr décrit comme « un resserrement de la beauté au cœur de la laideur ». Durant onze mois, de novembre 42 à octobre 43, elle n’écrira pas une ligne, si l’on excepte une note datée du 25 août où l’on peut lire, « Drancy, les déportations, les souffrances existent toujours ». Et si le 10 octobre, pour la reprise de son Journal, elle fait part des raisons qui l’on tenue éloignée de son cahier (« une perte de spontanéité, une abdication »), elle reconnait, quelques lignes plus loin, que « ce pénible effort de raconter » est nécessaire « pour comprendre », pour répondre à « l’incompréhension des autres ». Car, interroge-t-elle, « Comment guérira-t-on l’humanité autrement qu’en dévoilant d’abord toute sa pourriture ? ».

Jusqu’à la fin de son Journal,  Hélène Berr va rapporter ce qu’elle entend dire, raconter de la persécution des Juifs. En recoupant, les informations recueillies ici ou là, la jeune femme nous fait comprendre que, contrairement à l’idée largement véhiculée, le sort des Juifs déportés était sinon connu, du moins imaginable : « On parle aussi des gaz asphyxiants par lesquels on aurait passé les convois à la frontière polonaise. Il doit y avoir une origine vraie à ses bruits ». A cette menace diffuse répond, de plus en plus prégnante, au fur et à mesure que les jours s’effeuillent, l’intuition de sa propre fragilité, « Dans mon for intérieur, tout me semble sombre, et je ne vois devant moi qu’angoisse ; j’ai constamment à l’esprit la pensée qu’une épreuve m’attend », écrit-elle à l’automne 43. Les dernières semaines se partagent entre le pressentiment de la tragédie qui est entrain de se jouer (« Je souffre en pensant à la souffrance des autres ») et la certitude d’être à la veille de sa propre mort. « Nous vivons heure par heure, non plus semaine après semaine ». Pour autant, elle reste, « parce que c’est le devoir. […] Parce que l’épreuve mène à une plus grande purification », note-t-elle le 13 décembre 1943.

Et toujours, qui ne la quittera pas, ce souci de raconter : « Je sais pourquoi j’écris ce journal, je sais que je veux qu’on le donne à Jean si je ne suis pas là lorsqu’il reviendra. Je ne veux pas disparaître sans qu’il sache tout ce que j’ai pensé pendant son absence, ou du moins une partie. Car je ‘pense’ sans arrêt. C’est même une des découvertes que j’ai faites, que cette conscience perpétuelle où je suis ». Et qui, plus de soixante après, fait de la lecture du Journal d’Hélène Berr, une expérience à maints égards déchirante.

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