Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Islam en France

L’«affaire» Tariq Ramadan

En plein débat sur la place du foulard islamique à l’école et plus généralement sur les lieux de travail, en pleine remise en cause du modèle français de la laïcité et alors que le conflit israélo-palestinien semble avoir été importé en France depuis le démarrage de la nouvelle intifada voici deux ans, entraînant un repli communautaire de nombreux juifs et musulmans voilà qu’éclate une polémique qui rassemble tous ces ingrédients du malaise de la société française.
A l’origine du scandale, un texte et un homme. Le texte se veut une contribution à la préparation du Forum social européen (FSE) qui doit rassembler à la mi-novembre en région parisienne les altermondialistes européens. Il dénonce le «communautarisme» d’intellectuels qui voient dans toute critique d’Israël une «nouvelle judéophobie». Alain Finkielkraut, Alexandre Adler, Pierre-André Taguieff ou André Glucksmann y sont vigoureusement dénoncés comme des «intellectuels omniprésents sur la scène médiatique (…) dont le positionnement politique répond à des logiques communautaires, en tant que juifs ou nationalistes, en tant que défenseurs d’Israël». La tribune, refusée par le Monde et par Libération, a été publiée sur le site musulman oumma.com.

L’internet étant ce qu’il est, les intéressés ne pouvaient ignorer longtemps ce texte les mettant en cause. Dans le Point, Bernard-Henri Lévy appelle publiquement les altermondialistes à rejeter le compagnonnage de Ramadan. La LICRA dénonce en Tariq Ramadan un antisémite, l’UEJF (Union des étudiants juifs de France) a annoncé qu’elle allait engager des poursuites pour «incitation à la discrimination et la haine raciale». Pour sa part, le parti socialiste qui devait participer au Forum social européen, demande aux organisateurs du rassemblement d’en écarter Ramadan qui «s’inscrit dans la tradition classique de l’extrême-droite». Pourtant, ces derniers (Attac, Verts, communistes), s’ils se retrouvent pour estimer que le document litigieux est un «très mauvais texte», voire un texte «communautariste musulman», ils refusent d’y voir de l’antisémitisme. Pierre Khalfa, l’animateur du FSE, estime qu’il s’agit d’un «mauvais procès» à l’encontre de ce rendez-vous altermondialiste. Pour Khalfa, «le communautarisme n’égale pas le racisme». L’affaire se complique du fait que plusieurs des personnalités citées (Adler, Finkielkraut, Lévy notamment) ont, à de nombreuses reprises publiquement revendiqué leur judaïté comme étant l’essence de leur identité intellectuelle.

Un habile rhétoricien

L’auteur de ce brûlot n’est pas étranger à la controverse. Tariq Ramadan, professeur de philosophie et d’islamologie à Genève, est en effet le petit-fils de Hassan al-Banna, le fondateur égyptien des Frères musulmans. Lui-même est un théoricien du rôle de l’islam dans les sociétés occidentales, et si dans ses nombreux ouvrages rédigés en français, langue qu’il maîtrise à la perfection, il appelle les musulmans à s’adapter à la société occidentale européenne, il demande également à cette dernière de faire une place à l’islam et aux musulmans en acceptant de revoir la conception séculaire de la laïcité à la française. Il entretient un dialogue soutenu avec différents courants religieux et philosophiques, notamment le courant altermondialiste et son ouvrage le plus connu en France est le livre d’entretiens, L’Islam en questions, qu’il a conjointement publié avec le rédacteur en chef du Monde Diplomatique Alain Gresh, qui revendique sans complexe son athéisme. Certains analystes voient en Ramadan un habile rhétoricien qui, par sa maîtrise du Coran et de la langue française, s’essaie à une brillante ijtihad, c’est-à-dire exégèse des textes musulmans pour concilier la foi musulmane avec la modernité européenne. C’est le point de vue, en particulier, de prêtres catholiques de la région lyonnaise avec lesquels il a noué un dialogue désormais ancien.

Mais d’autres voient en Tariq Ramadan un dangereux agent d’influence qui met à profit son influence réelle et sa connaissance des intellectuels et des médias occidentaux pour servir le projet de son grand-père: islamiser la société tout entière, en l’occurrence, à commencer par les jeunes Français d’origine maghrébine. C’est la thèse que soutient notamment le directeur des Cahiers de l’Orient, Antoine Sfeir qui dénonce, «un fondamentaliste charmeur spécialiste du double langage». De son côté, Lyon Mag publie après les attentats du 11 septembre 2001 un article mettant en cause son ascendant sur de jeunes musulmans qui peuvent par la suite verser dans le terrorisme. Tariq Ramadan attaque en diffamation, Sfeir est relaxé, Lyon Mag condamné.

Certes, on peut toujours penser que la plume de Tariq Ramadan a dérapé. Mais personne n’y croit. Certainement pas ses adversaires, qui estiment qu’il s’est enfin dévoilé. Ramadan non plus, qui publiait mardi une tribune libre dans Le Monde, revenant sur la polémique déclenchée par ses propos. Il y condamne l’antisémitisme au même titre que l’islamophobie, mais il ne s’excuse en rien d’avoir pris à partie nommément des intellectuels pro-israéliens, rappelant qu’aux États-Unis, il ne viendrait à l’idée de personne de traiter d’antisémites ceux qui parlent d’«intellectuels juifs» et observe qu’à la communautarisation juive correspond une communautarisation musulmane dans les banlieues. Pour Ramadan, «il faut oser crever des abcès et questionner les non-dits dangereux. Il y a aujourd’hui des intellectuels juifs comme musulmans qui poussent les membres de leur communauté à se définir contre les autres (…) et dont la lecture du monde est périlleuse pour notre avenir commun. Il faut les critiquer, et c’est ce à quoi je me suis sciemment engagé en ouvrant ce débat».

Il ne fait pas de doute que l’abcès est désormais ouvert. Ramadan a-t-il rendu service à la société en le faisant ou a-t-il au contraire déclenché un processus dangereux et incontrôlable ? Et, au fond, les prises de position de Tariq Ramadan sont-elle à l’origine d’une situation, en sont-elles le symptôme, ou Ramadan est-il simplement le catalyseur d’un débat à la fois nécessaire et piégé ?



par Olivier  Da Lage

Article publié le 29/10/2003