Afrique : chemins clandestins vers l’Europe
« Si le téléphone ne répond pas, soit je suis en Europe, soit je suis mort »
(Carte : RFI)
De notre envoyé spécial en Mauritanie
A Nouadhibou, la traversée clandestine vers les Canaries tient de la roulette russe. Mais les clandestins s'en fichent un peu. Deux jeunes Maliens, le regard hagard, ayant perdu la notion du temps, se tiennent par la main. Ils reviennent de ce qu’ils appellent « le Sahraoui ». En réalité, de la zone occupée par la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Ils y ont travaillé plusieurs mois. Fâché ou ne voulant pas les rémunérer, leur patron les a mis à la porte. Ils se sont débrouillés pour venir à Nouadhibou pour partir en Europe. L’un d’eux a un rendez-vous avec un passeur. Il est pressé. Les nombreux cas de noyades de clandestins ? Il s’en fout.
Atagan, jeune togolais est dans le même état d’esprit : partir, vaille que vaille. Il a de l’humour : « c'est inadmissible. Les poissons dans ces eaux sont plus libres que nous. Ils vont comme ils veulent à droite, à gauche, en Afrique, en Europe. Et nous, on veut nous en empêcher. Si les poissons peuvent partir, nous aussi nous devons tenter notre chance. C'est décidé, moi, il n'est pas question de retourner au Togo. »
« Ils sont désespérés, marginalisés »
A Nouadhibou, tous les candidats au départ connaissent l'église catholique. Une salle située au sud de la chapelle est réservée aux « aventuriers ». Sans moyens, ils viennent là pour étancher une soif, pour calmer une faim. Le curé est absent. Assis dans son fauteuil une barbichette accrochée au menton, Jean Atéba, un jeune camerounais. Sociologue de formation, il était au chômage dans son pays. Courant derrière un job, il a atterri ici à Nouadhibou. Il est devenu maçon. Mais de temps en temps, il vient donner un coup de main à l'église. Les clandestins, il les connaît, il les côtoie tous les jours. « Vous ne pouvez pas comprendre ce qui arrive dans la tête des aventuriers. C'est un peu comme s'il y a avait de l'eau chaude dans leur tête, et que pour la refroidir, il faut qu'ils partent en Europe par tous les moyens ». Un moment de silence, il poursuit : « Ils sont désespérés, marginalisés. Ils n’ont qu’une chose en tête : partir ou mourir ».
Idrissa est malien. Arrêté et refoulé il y a quelques semaines de Nouadhibou vers son Mali natal. Lors de notre rencontre dans un commissariat de la capitale mauritanienne, il nous avait prévenu: « Au nom de Dieu, je vais revenir. Même s'il faut mourir. Ceux qui sont morts en chemin sont des héros ». Reconduit au Mali, qui partage une frontière avec la Mauritanie, il est revenu depuis le 10 avril à Nouadhibou par le même chemin. Un soir, il appelle sur mon téléphone : « Je suis revenu comme prévu à Nouadhibou, voici mon numéro de téléphone. Si un jour tu m'appelles et que je ne réponds pas, soit j'ai pu traverser, soit je suis mort », dit-il avec détermination.
Clandestin devenu passeur
Emilien, jeune agriculteur béninois, a vendu son champ morceau par morceau, pour tenter l’aventure. C’est un personnage. Depuis trois ans, il vivote à Nouadhibou. Il a travaillé notamment comme aide-boutiquier mais aussi comme gardien dans le lupanar chinois de la ville. Depuis six mois, il est devenu passeur. Passeur, pour partir. Double casquette. Le monde des passeurs, il le connaît sur le bout des doigts : « ils faisaient de la contrebande, maintenant ils transportent des clandestins. Leur nouveau boulot est plus facile, moins périlleux et plus rentable ». Farouk, un autre passeur, confirme. Fini le temps où il inondait les boutiques de Nouadhibou de cigarettes. Aujourd'hui, son boulot de « transporteur » le comble. Il montre avec fierté son nouveau véhicule acheté… en Europe.
L'autre noyau dur des passeurs est composé de pêcheurs sénégalais vivant à Nouadhibou avec des ramifications au Sénégal. Plus précisément à Saint-Louis. Pêcheurs le jour, passeurs la nuit. Leur système est très efficace et les réseaux s’adaptent très vite. Maintenant que les mesures de sécurités de renforcent le long des côtes mauritaniennes, les clandestins et les passeurs risquent de changer de cap, et prendre la direction de Saint-Louis du Sénégal. De là, c'est directement que les clandestins sauteront dans des barques. Ce sera plus cher. Sur une carte, le trajet est osé. « Il ne faut pas être dupe, après la filière de passage par Nouadhibou, il faut s'attendre à ce que les clandestins partent en Europe à partir du Sénégal », explique le président local du Croissant Rouge.
Rien ne décourage les candidats au départ
Certains ont trouvé un chemin plus périlleux, plus au nord, au Sahara occidental, en passant par la localité de Dakhla. C'est là qu'une embarcation partie de Nouadhibou s'est brisée en deux le mois dernier. A son bord, 43 personnes. Vingt survivants seulement. Tous sauvés par les gardes côtes du Maroc et reconduits vers Nouadhibou. Le Nigérian Gabony fait partie des survivants : « Nous nous sommes perdus. Le capitaine ne connaissait pas la route. Quand les Marocains sont venus nous sauver, j'ai pris la main d'un d'entre eux, je l'ai tellement serrée qu'il a eu mal. On ne peut pas voir la mort en face et se jeter dans ses bras ».
Ahmedhou Ould Haye, derrière son bureau au siège du Croissant rouge, grille cigarette sur cigarette et livre ses estimations : « entre début novembre 2005 et début mars 2006, près de 1 500 personnes ont perdu la vie en mer en tentant d'atteindre les îles Canaries. »
A l'est
par Serge Daniel
Article publié le 28/04/2006 Dernière mise à jour le 28/04/2006 à 11:20 TU
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Réalisation multimédia: Claire Wissing, Stéphanie Bourgoing et Darya Kianpour