Esclavage
La polémique, toujours…
2004 a été décrétée par les Nations unies année internationale pour commémorer la lutte contre l’esclavage et son abolition. De quoi réactiver le débat sur les responsabilités des uns et les réparations dues aux autres. Ainsi Haïti réclame-t-elle, à l’occasion du bicentenaire de son indépendance, des réparations financières à la France. Du côté des historiens aussi, la discussion ne tarit pas.
En consacrant, en octobre 2003, un numéro spécial à l’esclavage, la revue spécialisée L’Histoire a rouvert une polémique à vrai dire toujours vivace. Il suffit parfois de quelques mots : «l’émotion, réelle, ne doit pas empêcher la compréhension des événements. Le temps est venu de lever les tabous… », signale ainsi l’introduction de ce dossier qui envisage l’esclavage à travers les âges. Si la déportation de 11 millions d’Africains en Amérique (du début du XVIe siècle au milieu du XIXe) est toujours perçue comme un des grands traumatismes de l’histoire mondiale, les auteurs s’efforcent ici d’en relativiser le poids dans l’observation de l’histoire globale de l’esclavage.
Sont évoqués ainsi l’esclavage dans l’Égypte ancienne, véritable institution plus ou moins passée sous silence par les premiers égyptologues, mais pour laquelle on manque toujours de sources précises ; puis le phénomène d’esclavage propre aux cités de la Grèce antique, à commencer par Athènes, la mère de toutes les démocraties. Où l’on apprend que le philosophe Aristote possédait une vingtaine d’esclaves ; et qu’un habitant sur deux, peut-être, était esclave dans la cité athénienne du IVe siècle (av. JC). Toujours est-il que les chiffres cités font apparaître que la démocratie athénienne reposait largement, au plan économique, sur l’institution de l’esclavage…
On soulignera aussi que l’esclavage existait au Moyen Age dans le monde européen : «dès le Xe siècle, les rois saxons… capturaient des Slaves en grand nombre. C’est là l’origine du mot esclave : slavus (« slave ») qui devient sclavus, dans le sens de «captif privé de liberté». A distinguer de servus, qui donnera «serf», écrit Olivier Pétré-Grenouilleau. Le trafic d’esclaves, de tous temps vivace, s’orienta au XVe siècle vers la traite des Noirs : soit par les filières portugaise ou espagnole ; soit par le truchement des caravanes transsahariennes, les marchands européens allant se fournir en Afrique du Nord auprès des commerçants musulmans. Le commerce d’esclaves était souvent mêlé à d’autres marchandises, et les transactions auraient été plutôt de nature privée, s’agissant de fournir des esclaves domestiques, en nombre limité, à de grandes familles.
La traite arabe, plus grand commerce négrier de l’histoire ?
L’histoire de l’esclavage, c’est donc aussi celle de la traite musulmane. On entre là dans un débat plus délicat, où il s’agit de démontrer que la traite «orientale» fut, en volume, tout aussi importante que la traite atlantique (autrement dit la déportation des Noirs en Amérique). Les chiffres fusent : tout d’abord la traite «interne», dans l’Afrique pré-coloniale. Il est entendu que l’Afrique pratiquait le trafic d’esclaves bien avant l’arrivée des Européens. Selon une estimation évidemment invérifiable, cette traite africaine aurait concerné quelque 14 millions de personnes. Ensuite, bien qu’étalée dans le temps - du VIIe siècle au XXe siècle-, voici la traite orientale qui alimenta en esclaves noirs le monde musulman et ses circuits commerciaux : elle aurait abouti au déplacement de près de 17 millions d’âmes.
Il s’agirait donc «du plus grand commerce négrier de l’histoire», tombé en grande partie dans l’oubli. Pour des raisons parfois peu avouables : «l’esclavage en terre d’islam reste un sujet à la fois obscur et hypersensible, dont la seule mention est souvent ressentie comme le signe d’intentions hostiles», notait ainsi l’historien Bernard Lewis. La solidarité idéologique affichée entre l’Afrique et le monde arabe aurait-elle contribué à ce déni ? C’est un élément d’explication, moins valable cependant que ne le sont les caractéristiques mêmes de cet trafic qui se déroule sur la longue durée (treize siècles), est moins massif dans ses flux, s’achève par une grande dispersion géographique des esclaves… et ne fait enfin l’objet d’aucune contestation par les penseurs musulmans. Il ne s’agit pas moins d’un commerce qui fut «structuré, international, et possédait des ramifications dans l’ensemble du monde musulman. Son ampleur et son extension à l’ensemble de l’Afrique noire, de l’Atlantique à la Mer rouge, autorisent à parler de traite», écrit Olivier Pétré-Grenouilleau.
Où est donc la polémique ? Elle viendra probablement d’une volonté de comparaison : si les traites orientales furent si importantes, voilà qui relativise déjà dans l’esprit de certains l’horreur de la traite occidentale. On pourra trouver le rapprochement douteux, bien sûr. En lui opposant plusieurs observations : notamment le fait que la traite atlantique se distingue sans doute par son caractère «préindustriel». Elle fut, après les premiers tâtonnements, un phénomène planifié, spécialisé (la traite humaine devenant l’unique ou le principal objet de commerce) sur une période réduite (trois siècles), à l’appui duquel des moyens nouveaux, notamment d’échanges et de transport, furent consentis : la déportation lointaine, au travers des océans, a évidemment frappé les esprits. Enfin l’emploi massif des esclaves à des tâches productives (agriculture, mines) génératrices de forts profits souligne le caractère systématique de cette exploitation humaine.
Le problème de la traite occidentale a été reformulé à l’occasion des actes de «repentance» plus ou moins directs posés par des personnalités aussi diverses que Bill Clinton ou Jean-Paul II. La conférence de Durban contre le racisme a hérissé certains participants : elle avait inscrit l’esclavage au rang des crimes contre l’humanité. Et il est devenu commun pour certains États ou certaines personnalités d’exiger désormais «réparation» à l’encontre des nations occidentales. Jean-Bertrand Aristide a estimé, pour le compte d’Haïti, le prix de cette réparation : 21 millions de dollars. Ou pour être précis, et au centime près : 21.685.155.571,48 dollars !
Voilà qui est trop pour des intellectuels français, telle Sylvie Brunel qui dans l’article final de la revue L’histoire sort l’artillerie des arguments déjà connus : l’esclavage était une pratique courante bien avant les Européens ; une fois ceux-ci entrés en action, ils trouvèrent des relais auprès des commerçants noirs et de certains royaumes côtiers qui tiraient leur prospérité du commerce humain ; enfin l’esclavage persiste aujourd’hui encore en Afrique… Et puis l’impact démographique de la traite en Afrique et son durable impact économique sont discutables. Bref, la question des réparations financières est difficile à soutenir.
Comme de juste, les historiens africains répliquent, ainsi Elikia Mbokolo lors des Rendez-vous de l’histoire à Blois, une manifestation consacrée en octobre 2003 à l’Afrique : comparaison n’est pas raison, peuvent-ils souligner (voir article Les faux semblants de l’esclavage et de son abolition). Et s’il est vrai que le débat est parasité par les convoitises de certains et les amalgames rapides auxquelles procèdent les associations humanitaires, on peut du moins souhaiter qu’il ne dévie pas vers des formes plus ou moins avouées de révisionnisme historique.
Sont évoqués ainsi l’esclavage dans l’Égypte ancienne, véritable institution plus ou moins passée sous silence par les premiers égyptologues, mais pour laquelle on manque toujours de sources précises ; puis le phénomène d’esclavage propre aux cités de la Grèce antique, à commencer par Athènes, la mère de toutes les démocraties. Où l’on apprend que le philosophe Aristote possédait une vingtaine d’esclaves ; et qu’un habitant sur deux, peut-être, était esclave dans la cité athénienne du IVe siècle (av. JC). Toujours est-il que les chiffres cités font apparaître que la démocratie athénienne reposait largement, au plan économique, sur l’institution de l’esclavage…
On soulignera aussi que l’esclavage existait au Moyen Age dans le monde européen : «dès le Xe siècle, les rois saxons… capturaient des Slaves en grand nombre. C’est là l’origine du mot esclave : slavus (« slave ») qui devient sclavus, dans le sens de «captif privé de liberté». A distinguer de servus, qui donnera «serf», écrit Olivier Pétré-Grenouilleau. Le trafic d’esclaves, de tous temps vivace, s’orienta au XVe siècle vers la traite des Noirs : soit par les filières portugaise ou espagnole ; soit par le truchement des caravanes transsahariennes, les marchands européens allant se fournir en Afrique du Nord auprès des commerçants musulmans. Le commerce d’esclaves était souvent mêlé à d’autres marchandises, et les transactions auraient été plutôt de nature privée, s’agissant de fournir des esclaves domestiques, en nombre limité, à de grandes familles.
La traite arabe, plus grand commerce négrier de l’histoire ?
L’histoire de l’esclavage, c’est donc aussi celle de la traite musulmane. On entre là dans un débat plus délicat, où il s’agit de démontrer que la traite «orientale» fut, en volume, tout aussi importante que la traite atlantique (autrement dit la déportation des Noirs en Amérique). Les chiffres fusent : tout d’abord la traite «interne», dans l’Afrique pré-coloniale. Il est entendu que l’Afrique pratiquait le trafic d’esclaves bien avant l’arrivée des Européens. Selon une estimation évidemment invérifiable, cette traite africaine aurait concerné quelque 14 millions de personnes. Ensuite, bien qu’étalée dans le temps - du VIIe siècle au XXe siècle-, voici la traite orientale qui alimenta en esclaves noirs le monde musulman et ses circuits commerciaux : elle aurait abouti au déplacement de près de 17 millions d’âmes.
Il s’agirait donc «du plus grand commerce négrier de l’histoire», tombé en grande partie dans l’oubli. Pour des raisons parfois peu avouables : «l’esclavage en terre d’islam reste un sujet à la fois obscur et hypersensible, dont la seule mention est souvent ressentie comme le signe d’intentions hostiles», notait ainsi l’historien Bernard Lewis. La solidarité idéologique affichée entre l’Afrique et le monde arabe aurait-elle contribué à ce déni ? C’est un élément d’explication, moins valable cependant que ne le sont les caractéristiques mêmes de cet trafic qui se déroule sur la longue durée (treize siècles), est moins massif dans ses flux, s’achève par une grande dispersion géographique des esclaves… et ne fait enfin l’objet d’aucune contestation par les penseurs musulmans. Il ne s’agit pas moins d’un commerce qui fut «structuré, international, et possédait des ramifications dans l’ensemble du monde musulman. Son ampleur et son extension à l’ensemble de l’Afrique noire, de l’Atlantique à la Mer rouge, autorisent à parler de traite», écrit Olivier Pétré-Grenouilleau.
Où est donc la polémique ? Elle viendra probablement d’une volonté de comparaison : si les traites orientales furent si importantes, voilà qui relativise déjà dans l’esprit de certains l’horreur de la traite occidentale. On pourra trouver le rapprochement douteux, bien sûr. En lui opposant plusieurs observations : notamment le fait que la traite atlantique se distingue sans doute par son caractère «préindustriel». Elle fut, après les premiers tâtonnements, un phénomène planifié, spécialisé (la traite humaine devenant l’unique ou le principal objet de commerce) sur une période réduite (trois siècles), à l’appui duquel des moyens nouveaux, notamment d’échanges et de transport, furent consentis : la déportation lointaine, au travers des océans, a évidemment frappé les esprits. Enfin l’emploi massif des esclaves à des tâches productives (agriculture, mines) génératrices de forts profits souligne le caractère systématique de cette exploitation humaine.
Le problème de la traite occidentale a été reformulé à l’occasion des actes de «repentance» plus ou moins directs posés par des personnalités aussi diverses que Bill Clinton ou Jean-Paul II. La conférence de Durban contre le racisme a hérissé certains participants : elle avait inscrit l’esclavage au rang des crimes contre l’humanité. Et il est devenu commun pour certains États ou certaines personnalités d’exiger désormais «réparation» à l’encontre des nations occidentales. Jean-Bertrand Aristide a estimé, pour le compte d’Haïti, le prix de cette réparation : 21 millions de dollars. Ou pour être précis, et au centime près : 21.685.155.571,48 dollars !
Voilà qui est trop pour des intellectuels français, telle Sylvie Brunel qui dans l’article final de la revue L’histoire sort l’artillerie des arguments déjà connus : l’esclavage était une pratique courante bien avant les Européens ; une fois ceux-ci entrés en action, ils trouvèrent des relais auprès des commerçants noirs et de certains royaumes côtiers qui tiraient leur prospérité du commerce humain ; enfin l’esclavage persiste aujourd’hui encore en Afrique… Et puis l’impact démographique de la traite en Afrique et son durable impact économique sont discutables. Bref, la question des réparations financières est difficile à soutenir.
Comme de juste, les historiens africains répliquent, ainsi Elikia Mbokolo lors des Rendez-vous de l’histoire à Blois, une manifestation consacrée en octobre 2003 à l’Afrique : comparaison n’est pas raison, peuvent-ils souligner (voir article Les faux semblants de l’esclavage et de son abolition). Et s’il est vrai que le débat est parasité par les convoitises de certains et les amalgames rapides auxquelles procèdent les associations humanitaires, on peut du moins souhaiter qu’il ne dévie pas vers des formes plus ou moins avouées de révisionnisme historique.
par Thierry Perret
Article publié le 02/12/2003