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Etats-Unis

Guantanamo : nouveau revers pour l'administration Bush

Un tribunal fédéral a ordonné la suspension d'un procès militaire à Guantanamo (photo). 

		(Photo : AFP)
Un tribunal fédéral a ordonné la suspension d'un procès militaire à Guantanamo (photo).
(Photo : AFP)
Un tribunal fédéral a ordonné la suspension d’un procès militaire qui se tenait à Guantanamo pour juger, selon des règles édictées par le Pentagone, un homme, l’ex- chauffeur d’Oussama Ben Laden, soupçonné de complot terroriste. L’échafaudage juridique ad hoc mis en place par l’administration Bush sur la base cubaine est menacé d’effondrement.
De notre correspondant à New York

C’est une nouvelle gifle pour l’administration Bush. Le juge James Robertson, d’un tribunal fédéral de Washington, a ordonné la suspension du procès de Salim Ahmed Hamdan, un Yéménite de 34 ans accusé d’avoir servi de chauffeur à Oussama Ben Laden, et qui était jugé par une commission militaire à Guantanamo. Cette commission – une forme primitive de justice militaire qui n’avait pas été utilisée depuis la Seconde Guerre mondiale – avait été sévèrement critiquée par les organisations de défense des droits de l’homme, qui estiment que les droits les plus élémentaires des détenus n’y sont pas respectés. Le juge fédéral se range à cet avis, mais il va plus loin encore en contestant le choix fait par le Pentagone de refuser aux détenus de Guantanamo les protections des conventions de Genève dont les États-Unis sont pourtant signataires. « À moins que et jusqu’à ce qu’un tribunal compétent déclare que l’accusé n’a pas droit aux protections accordées aux prisonniers de guerre dans l’article 4 de la convention de Genève (…), il (Salim Ahmed Hamdan) ne devra pas être jugé par une commission militaire pour les crimes dont il est accusé », a expliqué le juge.

À Guantanamo, la décision a été transmise en pleine audition devant la commission militaire. Le colonel Peter Brownback, le « président » de la « cour » militaire a ajourné la séance, avant de reporter le « procès » pour une durée illimitée. « Nous avons gagné ! », s’est écrié, selon le New York Times, Neal Katyal, un des avocats de Salim Ahmed Hamdan. Le juge fédéral de Washington a également déterminé que les règles de fonctionnement des commissions militaires de Guantanamo devaient être revues, pour se conformer au code de justice militaire. Le département de la Justice a immédiatement répliqué. « Nous sommes en profond désaccord avec la décision de la cour et nous allons demander une suspension d’urgence de cette décision, et allons immédiatement faire appel », a déclaré Mark Corrallo, porte-parole du ministère de la Justice. «  Nous pensons que le président a eu raison de déterminer que les conventions de Genève ne s’appliquaient pas aux membres ou aux complices de Al-Qaïda ».

Contraire à la Troisième convention de Genève

Ceci n’est que la dernière péripétie d’une bagarre juridique qui a commencé en janvier 2002. Alors que le secrétaire d’État Colin Powell estimait que les conventions de Genève devaient s’appliquer aux prisonniers capturés en Afghanistan, les juristes de la Maison blanche ont inventé pour eux une catégorie, les « combattants illégaux » – parce qu’ils ne portaient pas d’uniforme sur le champ de bataille comme l’exigent les conventions de Genève –, privés des droits les plus élémentaires, et soumis à Guantanamo, sur la base américaine en territoire cubain, à des interrogatoires incessants, souvent violents à en croire les témoignages d’ex-détenus. Ce rejet a priori du statut de prisonnier de guerre est contraire à la Troisième convention de Genève, qui stipule dans son article 5 qu’un tribunal doit se former sur le terrain, en Afghanistan, au moment de la capture, pour déterminer de manière individuelle si telle ou telle personne est ou non un prisonnier de guerre. Et en attendant que ce tribunal se réunisse, le prisonnier doit jouir de toutes les protections de la convention. C’est notamment ce qui s’est fait en Irak lors de la première guerre du Golfe.

Mais la Maison Blanche, engagée dans « la guerre contre la terreur », estime avoir le droit d’ôter ses prisonniers du « champ de bataille », qui dans cette guerre immatérielle est la planète entière, jusqu’au terme de cette guerre, sans début ni fin clairement définis. Dans le cadre de ses prérogatives illimitées de puissance détentrice, l’administration américaine a décidé de juger certains des détenus de Guantanamo – ceux de son choix, et selon ses propres règles. Pour l’instant, seulement quatre détenus ont été choisis pour être traduits devant les commissions militaires, qui reconnaissent la présomption d’innocence, mais autorisent les procureurs à utiliser des témoignages extorqués à des co-détenus qu’on a isolés pendant des mois, soumis pendant des heures à des températures glaciales, dans des positions douloureuses, en utilisant des techniques assimilables à de la torture. Dans ces « tribunaux », l’armée est à la fois le juge, le procureur et la cour d’appel.

Le lundi 28 juin 2004, dans un arrêt historique qui fut un revers majeur pour l’administration Bush, les juges de la Cour suprême des États-Unis ont donné raison aux avocats des détenus. Par six voix contre trois, ils ont affirmé que tous les prisonniers de Guantanamo Bay avaient le droit de contester leur emprisonnement devant un tribunal fédéral américain. La juge Sandra O’Connor expliquait alors que dans cette affaire, la cour « a clairement dit qu’un état de guerre n’est pas un chèque en blanc pour le président ». Pour toute réponse, l’administration a mis en place un système qui offre à chaque détenu la possibilité d’avoir son cas reconsidéré une fois par an devant un panel de trois officiers, pompeusement baptisé « tribunal de révision du statut de combattant » (des tribunaux d’opérette aux yeux des juristes) et qui, contrairement aux commissions militaires décrites plus haut, se penche uniquement sur le statut d’« ennemi combattant » de chacun. Devant cette instance, le prisonnier ne dispose pas même d’un avocat.


Depuis, des dizaines de recours ont été déposées au nom des prisonniers devant les tribunaux fédéraux américains. En dépit des efforts de l’administration Bush pour bloquer le processus, les procédures commencent à porter leurs fruits – la décision du juge Robertson en découle. D’appel en appel, les avocats du gouvernement américain vont certainement finir par ramener le dossier devant la Cour suprême. En attendant, il reste près de 550 prisonniers dans les geôles de Guantanamo, détenus depuis bientôt trois ans, coupés du monde. Pour l’instant, seule une poignée d’entre eux a eu accès à un avocat.



par Philippe  Bolopion

Article publié le 10/11/2004 Dernière mise à jour le 10/11/2004 à 09:18 TU