Musée du quai Branly
L’Afrique «pourrait racheter des objets»
(Photo : Boris Veignant)
RFI : Quand le président Jacques Chirac et le collectionneur Jacques Kerchache ont émis la volonté de consacrer un musée à des objets qui provenaient d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, les scientifiques ont hurlé, dénonçant la spoliation de leurs biens culturels dont étaient victimes toutes ces communautés. Comment avez-vous pour votre part accueilli le projet ?
Pierre Amrouche : Si l’on avait injecté dans la rénovation du musée de l’Homme, l’équivalent de l’argent qui a été investi pour créer de toutes pièces un nouveau musée, je suis persuadé que l’on aurait pu faire quelque chose de probablement très bien. Après, il s’agit d’un aspect politique du projet : dans l’idée du président Jacques Chirac, il s’agissait d’un geste fort de reconnaissance et d’une marque de respect envers des cultures qui n’ont pas été très bien traitées, par la France notamment, à un moment de l’histoire. Quant aux biens culturels spoliés, ils ont suivi les mêmes circuits commerciaux que les matières premières, et franchement au regard de ce que la colonisation a pompé aux Etats concernés en bois, en or et en diamants etc les objets ne représentent pas grand chose. Qui plus est, ils n’ont pas été détruits.
RFI : Manuel Valentin, chargé des collections d’Afrique subsaharienne au musée de l’Homme, et farouchement opposé à la création du musée du quai Branly, avait déclaré (dans une interview donnée à RFI) : « nous avons conscience que tout le patrimoine arraché au monde culturel de l’Afrique va subir un second arrachage cette fois dans un contexte institutionnel ». Plus généralement, les opposants au projet ont fait valoir que la mise en valeur de ces objets allait exciter la convoitise, encourager au pillage et à la spéculation pour faire flamber les prix en salle des ventes. Qu’en pensez-vous ?
Pierre Amrouche : En 1984, il y eut une exposition organisée au musée d’Art moderne de New York, intitulée le Primitivisme dans l’art du XXe siècle, qui mettait en perspective les arts dits primitifs et l’art occidental du début du 20 ème siècle. Nous pensions que cela allait susciter l’intérêt des collectionneurs. Il n’en a rien été du tout, cela n’a eu aucune incidence financière sur les activités des galeristes et sur le succès des ventes publiques. Si les prix flambent, on le verra le 17 et 18 juin prochain, où aura lieu à Drouot la vente de la collection Vérité d’art africain et océanien, historiquement la plus ancienne qui soit, en France et dans le monde. Après, on n’en reverra plus de cette envergure. Quelque 520 pièces sont originaires, pour la plupart, d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, ce qui correspond à la carte coloniale française car, de facto, il existe toujours un lien très fort entre le passé historique des différents Etats : l’Allemagne a de très belles pièces du Cameroun et la Belgique du Congo.
(Photo : Boris Veignant)
RFI : C’est bien l’illustration que ces biens ont fait les choux gras des amateurs d’art ?
Pierre Amrouche : Quand on introduit la valeur marchande, on fausse le débat car bien évidemment il est choquant de voir que des objets achetés ou pris, et collectés en 1900, acquis pour une somme dérisoire, sont revendus plus tard à des sommes colossales par rapport à leur prix d’origine, mais c’est le sort de tout objet d’art qu’il vienne d’Afrique ou d’ailleurs. Van Gogh et Gauguin ont, en leur temps, vendu leurs toiles à vil prix. Faire un sort particulier aux arts primitifs c’est encore faire du néocolonialisme ou du paternalisme, c’est infantiliser une fois de plus les nations africaines.
La question qu’il faut se poser est de savoir si, en Afrique, ces objets collectés étaient tous considérés comme« collectionnables ». Pour ma part je ne le pense pas. Les désignations « objet d’art » correspondent à des critères ethnocentriques d’occidentaux. Mais qu’en est-il aux yeux des pays dont ils sont issus ? Un masque, par exemple, vaut essentiellement pour sa fonction rituelle. Une fois désacralisé, l’objet rejoint la sphère profane. S’il part dans des nations qui le reconnaissent et l’apprécient alors pour sa beauté selon d’autres critères que ceux d’origine, l’objet « masque » vit alors une autre vie. C’est en quelque sorte un migrant : quand on n’est plus aimé dans son pays et sans statut social, on s’en va là où on est reconnu.
RFI : C’est une manière de se donner bonne conscience ?
Pierre Amrouche : Je réprouve le pillage et encore plus le vol, qui n’ont rien de louable. Je tiens à souligner en revanche que si l’Afrique s’est démunie et continue de se défaire de ses biens culturels, on est tous responsables. « On » c’est qui ? C’est aussi bien les prêcheurs arabo-berbères qui dès le VIIIe siècle ont fait des adeptes dans l’Afrique de l’Ouest, que les missionnaires portugais et, aujourd’hui, les sectes d’inspiration protestante venant des Etats-Unis qui incitent les autochtones à se débarrasser des idoles et à pratiquer des autodafés systématiques. Il y a aussi les sectes locales qui sont très actives, chaque nouveau prophète veut vendre ses nouveaux gris-gris.
Dans les années 1950, en pays Sénoufo (Côte d’Ivoire) deux missionnaires : le père Clamens et le père Convers, ont retrouvé et ramassé des objets de culte dont la population s’était débarrassée parce qu’une secte locale, le Massa, lui avait intimé l’ordre de le faire. Vous ajoutez à cela des situations politiques instables et des rivalités inter-ethniques, et le « on » responsable, ce n’est plus le seul amateur d’art. Au contraire, en voyageant ces objets ont parfois échappé au péril de la destruction. Le commerce a des aspects très positifs, outre le fait qu’il permet à certains de survivre par la vente des objets ; dans des pays où le rôle protecteur des citoyens de l’Etat semble peu efficace, les individus ne comptent que sur eux-mêmes pour leur survie.
Très vite, à partir des années 1950, ce sont les Africains eux-mêmes qui s’emparent des rênes de la commercialisation des objets, les proposant à Londres, New York et Paris. Le marché a très vite été dominé par des africains musulmans qui peu fétichistes et peu superstitieux n’ont eu aucune difficulté à commercialiser les objets magiques et anthropomorphes, l’islam interdisant la représentation humaine et les pratiques animistes.
RFI : Est-ce à dire que l’Afrique n’est pas intéressée par son propre patrimoine ?
(Photo : Boris Veignant)
Pierre Amrouche : Il existe des musées en Afrique. Certains Etats ont même eu des politiques très actives. Le Nigeria a beaucoup acheté à Londres, notamment des œuvres du Bénin pour les intégrer à ses collections nationales. Le Mali, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et le Zaïre également ; ce dernier a bénéficié d’une énorme collection réunie à l’initiative de Mobutu ; malheureusement le bâtiment pour l’accueillir n’a jamais été construit, et beaucoup d’objets ont été pillés pendant la guerre civile. Un pays comme le Zimbabwe, quant à lui, a fait l’acquisition d’œuvres occidentales comme des tableaux impressionnistes.
Maintenant ce qu’il faudrait préciser c’est que les objets qui se trouvent dans des collections particulières en Europe ou en Amérique ne sont peut-être là que temporairement. Si demain un état africain voulait acquérir des objets sur le marché rien ne l’en empêcherait, c’est une décision et un choix politique : il suffit d’ôter un peu d’argent au budget de l’armement pour le réinjecter dans la culture… Seulement, pour qu’il y ait constitution de collection nationale, encore faut-il qu’il y ait unité nationale des populations qui composent un Etat. Or le tribalisme est encore extrêmement présent et la stabilité politique n’est pas évidente dans de nombreux pays, écartelés entre les clivages ethniques. Quel type d’objet faudrait-il mettre en avant, appartenant à quelle ethnie, comment éviter de favoriser les plus créatives et donc d’entraîner des jalousies etc. La culture est un moyen de communiquer, elle doit unir les hommes et non les séparer.
par Dominique Raizon
Article publié le 30/05/2006Dernière mise à jour le 30/05/2006 à 10:00 TU